Louis Althusser Sur la pensée marxiste 2 Rédigé et dactylographié en juillet 19

Louis Althusser Sur la pensée marxiste 2 Rédigé et dactylographié en juillet 1982, ce texte comportait à l’origine deux indications manuscrites de Louis Althusser: son titre «Sur la pensée marxiste» et la mention «Définitif». Entreprenant à l’automne 1982 la rédaction d’un livre de «bilan théorique», Louis Althusser décide alors d’en faire le chapitre XI, rayant son titre par la même occasion. Outre des modifications de détail, il introduit deux modifications importantes: il ajoute un long développement sur les «Thèses sur Feuerbach» et remplace les six dernières pages par une brève transition vers les chapitres suivants. Conservant les analyses rajoutées et les dernières corrections, nous restituons le développement supprimé par Louis Althusser, publiant ainsi la fin du texte dans sa version initiale. Ces rajouts sont signalés dans le corps du texte et les documents d’archives qui ont servi à la présente édition de «Sur la pensée marxiste» sont consultables au Fonds Althusser de l’IMEC. (Note de l’IMEC) «Dixi et salvavi animam meam». C’est par ce latin de confession d’Eglise que Marx clôt sa Critique du Programme de Gotha (1875). On connaît l’affaire. Le mouvement ouvrier allemand (advenu) était alors divisé entre un parti marxiste, celui de Liebknecht et Bebel et le parti de Lassalle. A Gotha, il s’agissait d’un Congrès de fusion politique. On s’y réunit donc entre dirigeants et on passe accord sur le texte d’un Programme. A l’insu de Marx. Mais l’affaire ne pouvait guère rester secrète. Marx fut rapidement en possession du texte, et alors une grande colère, celle des grands jours de tempête, le prit à la gorge. C’est qu’on avait trahi, dans des définitions erronées, depuis longtemps critiquées, les définitions de base les plus élémentaires du marxisme: la richesse, le travail, et l’Etat même... D’une plume vengeresse, Marx reprit chacune des bourdes théoriques et remit les choses en leur place, sur le papier. Mais il ne publia pas son texte de critiques. C’est ce qui explique le « dixi et 3 salvavi animam meam ». Car il avait parlé seulement pour parler, dans sa solitude. Il ne publia pas son texte non seulement parce que le parti y était opposé (et il faudra quinze ans de ruse d’Engels pour que ce texte paraisse en contrebande), mais parce que, contresens ou malentendu historique qui ne ne paraît pas, comme s’ils étaient ses interlocuteurs « naturels », lui faire problème!, les «journalistes» bourgeois, avant tout, et jusqu’aux ouvriers, s’abusèrent au point de prendre le texte de Gotha «pour un texte communiste»! Si l’histoire se met à avancer par ce genre de malentendus sur la chose même, il n’y a qu’à baisser les bras et laisser faire son étrange dialectique inattendue. «Dixi et salvavi animam mean» a aussi ce sens. Quoi qu’il arrive, même le meilleur, j’aurai fait mon devoir et libéré mon âme de colère, dût mon texte rester dans mon tiroir. Etrange conception de la direction politique chez un dirigeant aussi incontesté que Marx. Engels d’ailleurs était d’accord. N’explique-t-il pas à Bebel, dans une lettre, Marx mort, que « ni Marx ni moi-même ne sommes jamais intervenus dans les affaires politiques du parti, seulement et uniquement pour redresser des erreurs théoriques ». D’un côté donc la politique, de l’autre la théorie. La politique c’est l’affaire exclusive du parti, la théorie revient aux théoriciens. Etrange division du travail chez les théoriciens de l’union de la théorie et de la pratique. C’est ainsi. Pas question de s’indigner, mais de comprendre. Et comprendre ces lapsus, ces symptômes, c’est entrer dans la logique d’une réalité monstrueuse d’évidence et d’aberration qui s’appelle depuis longtemps la pensée marxiste ou «la pensée de Marx et d’Engels». Combien de fois avons-nous employé ce terme sans l’interroger sur sa raison d’être! Quand nous revenons aujourd’hui et sur lui et sur les petites phrases symptômes de la correspondance, la honte nous monte au visage. Comment a-t-on pu énoncer des formules qui charriaient de pareilles bêtises en ayant l’impression d’éclairer la chose même? 4 Pour y voir clair, il nous faut toute une analyse de la pensée de Marx et d’Engels, sur l’histoire de sa constitution, sur son rapport avec l’histoire du mouvement ouvrier et plus précisément sur les aberrations philosophiques qui lui servent de caution. Mais cette histoire, il faut, comme toutes les histoires, même succinctement, la raconter. Qu’on me pardonne donc ce récit recommencé triplement. L’histoire commence en 1841. Lorsqu’il parut, éclatant de jeunesse, dans les cercles néo-hégéliens de Berlin, ce qui frappa tout le monde chez ce jeune barbu de Marx à la fière tignasse, c’était le regard qui dénotait le «génie», le «génie philosophique». Il écrasait tout le monde de sa science et de la sûreté de son érudition, et aussi de la fière assurance de ses affirmations. On ne le discutait pas. Engels devait dire, se rappelant le temps de l’Emerveillement: «lui seul était un génie», «nous étions tout au plus des talents». Le génie est le génie, cela ne s’explique pas, ça se constate tout au plus. Que ce génie soit de surcroît philosophique, cela certes s’explique par le travail acharné conduit depuis des années dans l’étude de toute l’histoire de la philosophie, d’Epicure à Hegel en passant par Kant, Rousseau, et en finissant par Feuerbach. Qu’est-ce alors pour Marx que la philosophie? En un mot la science de la contradiction. Ceux qui le comprirent le mieux furent Hegel et aussi Feuerbach, et c’est pourquoi il n’est pas de philosophie sans la lecture de la Grande Logique ou des paragraphes fameux de la Philosophie du Droit, et de l’Essence du Christianisme. Marx possédait tout cela sur le bout du doigt, mieux que Feuerbach, mieux que Stirner, et c’est pourquoi il était le plus grand. IL SAVAIT. Il savait pour tous, et à tous sa science servait de caution, de garant, et de garantie. Si la philosophie est la science de la contradiction, elle est aussi la théorie de la garantie qu’elle l’est bien et qu’il suffit de s’y confier pour comprendre l’essence cachée des choses. 5 Tout fier qu’il fût, Marx s’était affilié aux ligues des émigrés allemands à Paris puis à Londres, dernièrement à la Ligue des Justes puis des Communistes. Il devait y filer doux car il y rencontrait des artisans émigrés révolutionnaires, de vieux combattants barbus sans illusion pour qui la philosophie était de la belle graine, mais qui ne pesait pas lourd dans les luttes de classes. Ils avaient la chance de compter parmi eux le plus grand philosophe de ce temps: tant mieux. On allait le mettre au travail en lui passant commande d’un projet de Manifeste politique pour regrouper dans un parti les ouvriers qui sentaient déjà souffler le grand vent de 1848 sur l’Europe de la Sainte Alliance. On passa donc commande à Engels et Marx conjointement, et Marx prit date, mais comme il ne tenait pas promesse, la Ligue s’impatientait et Marx dut à la fin de 1847 se résoudre à jeter sur le papier en grande hâte les thèses du dit Manifeste. Toute l’histoire qui suit réside dans le malentendu fabuleux de ces thèses. Comme elles sont toutes philosophiques, il n’est pas difficile de les résumer sous quelques principes de base. Principe 1 - L’histoire est tout entière l’histoire de la lutte des classes, opposant les détenteurs provisoires (petits propriétaires à Athènes, grands fonciers à Rome, «hommes aux écus» maintenant) des moyens de production de l’époque, aux simples producteurs, esclaves, petits paysans exploités, propriétaires dépossédés. Classe contre classe. Primat donc des classes sur la lutte des classes. L’histoire avance ainsi, la lutte en étant le «moteur». Principe II - C’est la contradiction qui est le principe et le « moteur » de la lutte, l’essence de la lutte. Une classe ne lutte contre une autre qu’animée par la contradiction, et c’est la contradiction qui, dans son « développement », fait avancer l’histoire, la fait passer d’une forme à une autre, supérieure, et en particulier finit par la conduire jusqu’à la Forme dominante actuelle, la Forme de la contradiction entre la classe capitaliste, 6 détentrice des modernes moyens de production, et la classe prolétarienne, dénuée de tout, dernier antagonisme, après quoi le communisme (sic). Principe III - Toute contradiction, motrice de son développement, contient en elle le principe de son dépassement, de sa négation et de la réconciliation entre ses termes contraires. C’est le fameux principe de l’Aufhebung hégélien, la négation de la négation qui promet théoriquement et infailliblement la Fin de l’histoire, la réconciliation universelle des contraires, au terme du développement des formes de la dialectique historique. Principe IV - C’est par la négation que l’histoire avance. Si elle se fait, c’est par le « mauvais côté », par la classe négative, la dominée, et non par la classe positive, la dominante, par les exploités et non par les exploiteurs, aujourd’hui par les prolétaires et non par les capitalistes. Principe V - Il suffit pour cela que la classe négative s’unisse dans sa condition négative, qu’elle se constitue de classe en soi (négative de fait) en classe pour soi (négative de droit). Par uploads/Philosophie/ althusser-x27-sur-la-pensee-marxiste-x27.pdf

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