Les différents visages de l’amour J’ai choisi de vous parler pendant trois soir

Les différents visages de l’amour J’ai choisi de vous parler pendant trois soirs durant d’un sujet qui pourrait sembler frivole, naïf, à une époque où la philosophie pourrait être convoquée sur tant de sujets d’actualité dont certains sont tragiques et vont de la guerre et la violence à notre inscription d’être humain dans un monde dont nous éprouvons la fragilité et qui semble désormais échapper à notre maîtrise. Ce sujet c’est l’amour. En même temps je dis qu’il peut sembler frivole mais c’est aussi le premier objet de la philosophie (étymologie = philein : aimer / sophos : celui qui sait, Monique Dixsaut attribue la paternité de ce terme à Epicure) et les premières réflexions sur l’amour, celles qui vont servir de base à ma réflexion sont empruntées à la philosophie des Anciens en particulier la distinction entre eros / philia et agapè, ces types d’amour qui n’ont pas grand-chose à voir mais que nous pouvons ranger sous la dénomination générique d’amour : amour passionnel ou érotique, l’amour amical et la charité chrétienne. On pourrait croire que l’amour est un sujet léger, divertissant, il n’en est rien, l’amour est sans aucun doute le sujet le plus sérieux qu’il soit possible d’évoquer parce qu’il n’est ni un divertissement, ni une recherche de sensations agréables. On parle bien des « vertiges de l’amour » pour évoquer les frissons qui saisissent l’âme à la vue de l’être aimé. L’amour au sens passionnel du terme – nous dirons l’amour érotique – a bien des manifestations corporelles, qui peuvent osciller entre plaisir intense lorsque celui ou celle qu’on aime est prêt de nous ou douleur qui cannibalise notre énergie vitale en son absence ou lorsque l’amour qu’on éprouve n’est pas réciproque. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler les émotions ressenties à l’occasion de notre premier amour. L’amour érotique se ressent physiquement. C’est particulièrement vrai dans l’amour coup de foudre. Je vous restitue la fameuse tirade de l’acte I de la scène 3 du Phèdre de Racine, lorsque Phèdre évoque sa rencontre avec Hippolyte à Oenone et lui avoue ses sentiments coupables vis-à-vis de son beau-fils. « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue; - Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue; - Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler; - Je sentis tout mon corps et transir et brûler... » Jean Racine Phèdre (1677), I, 3. La passion amoureuse est décrite par Racine comme une folie, une affection (Phèdre parle d’un feu qui la dévore) contre laquelle il est difficile si ce n’est impossible de lutter. 1 Si l’amour érotique génère ce type de sensations (il s’agit d’un lieu commun de la littérature), il ne se caractérise pas comme la recherche volontaire de ces sensations. L’amoureux ne recherche pas la sensation (le plaisir ou l’excitation de la conquête) mais l’objet de la sensation. D’ailleurs recherche-t-on volontairement l’amour, je n’en suis pas convaincue, nous le verrons sans doute plus tard mais on ne décide pas d’aimer sur commande. L’amour érotique n’est pas un choix de la volonté, ce n’est pas non plus le fruit de la raison, d’une démarche calculatoire sinon on peut présumer qu’on choisirait mieux le partenaire qu’on entend aimer. Là encore nous y reviendrons. Celui qui recherche avant tout la sensation agréable ou teintée de tension qui accompagne le sentiment amoureux n’aime pas du moins au sens érotique du terme. C’est le cas de Don Juan qui multiplie les conquêtes à la recherche de l’excitation qui accompagne la chasse de la proie. Il aime toutes les femmes jusqu’à ce qu’elles ne constituent plus un défi à relever, donc il n’en aime aucune. L’objet de son amour n’est autre que lui-même et c’est pour cela qu’il tente d’obtenir encore et encore la même excitation qui pourtant ne parvient pas à le combler. Cette distinction entre amour et recherche de sensations est développée par Simone Weil (philosophe française qui est connue principalement pour avoir fait l’expérience du travail afin de mieux comprendre le sort des ouvriers des années 30, de le ressentir dans sa chair, et surtout de le conceptualiser. Il y a dans la Condition ouvrière une lettre que Simone Weil a rédigé à l’attention d’une de ses élèves (alors qu’elle était professeur de philosophie au lycée). Dans cette lettre l’étudiante affirme vouloir faire l’expérience de tout, y compris de l’amour par curiosité, pour connaître toutes les sensations. Simone Weil s’insurge. « Votre lettre m'a effrayée. Dit-elle. Si vous persistez à avoir pour principal objectif de connaître toutes les sensations possibles – car, comme état d'esprit passager, c'est normal à votre âge -vous n'irez pas loin ». La philosophe distingue alors les « gens qui n'ont vécu que de sensations et pour les sensations » parmi lesquels elle cite André Gide et les « hommes créateurs et travailleurs qui seuls sont des hommes ». Ceux qui ne vivent que pour les sensations « sont en réalité les dupes de la vie, et, comme ils le sentent confusément, ils tombent toujours dans une profonde tristesse où il ne leur reste d'autre ressource que de s'étourdir en se mentant misérablement à 2 eux-mêmes ». Weil les qualifie de parasites. Pourquoi ? Ils considèrent les êtres aimés comme de « simples occasions de jouir ou de souffrir, et ils oublient complètement qu'ils existent par eux-mêmes ». Au contraire, les « hommes créateurs et travailleurs » ne recherchent pas les sensations, ils recherchent l’activité, la production d’un monde à vivre ensemble et ils en reçoivent néanmoins « de bien plus vives, plus profondes, moins artificielles et plus vraies que ceux qui les recherchent ». Et nous en arrivons à ce que j’affirmais au tout début de mon intervention : l’amour est un sujet on ne peut plus important et sérieux. « En ce qui concerne l'amour, je n'ai pas de conseils à vous donner, mais au moins des avertissements. L'amour est quelque chose de grave où l'on risque souvent d'engager à jamais et sa propre vie et celle d'un autre être humain. On le risque même toujours, à moins que l'un des deux ne fasse de l'autre son jouet ; mais en ce dernier cas, qui est fort fréquent, l'amour est quelque chose d'odieux. Voyez-vous, l'essentiel de l'amour, cela consiste en somme en ceci qu'un être humain se trouve avoir un besoin vital d'un autre être – besoin réciproque ou non, durable ou non, selon les cas. (…) un peu plus loin elle écrit : C'est pourquoi l'idée de rechercher l'amour pour voir ce que c'est, pour mettre un peu d'animation dans une vie trop morne, etc., me paraît dangereuse et surtout puérile. Je peux vous dire que quand j'avais votre âge, et plus tard aussi, et que la tentation de chercher à connaître l'amour m'est venue, je l'ai écartée en me disant qu'il valait mieux pour moi ne pas risquer d'engager toute ma vie dans un sens impossible à prévoir avant d'avoir atteint un degré de maturité qui me permette de savoir au juste ce que je demande en général à la vie, ce que j'attends d'elle. (…) J'ajoute que l'amour me paraît comporter un risque plus effrayant encore que celui d'engager aveuglément sa propre existence ; c'est le risque de devenir l'arbitre d'une autre existence humaine, au cas où on est profondément aimé. Ma conclusion (que je vous donne seulement à titre d'indication) n'est pas qu'il faut fuir l'amour, mais qu'il ne faut pas le rechercher, et surtout quand on est très jeune. Il vaut bien mieux alors ne pas le rencontrer, je crois ». Nous ne suivrons pas forcément Simone Weil dans sa conclusion, il est encore trop tôt dans notre cheminement pour l’affirmer. Néanmoins nous pouvons trouver dans ses réflexions un argument d’autorité de nature à confirmer que l’amour est bien une question sérieuse parce qu’elle engage non seulement notre personne mais celui qui est l’objet de notre amour et nous le verrons tous ceux qui gravitent autour de nous. 3 L’idée que je voudrais développer au fil de ces trois conférences c’est que l’amour dans ces trois acceptions présente différents visages, peut revêtir différentes formes mais ce qui permet de le reconnaître, de le caractériser comme amour authentique c’est l’effet qu’il produit sur nos valeurs enracinées. Ma proposition est que l’amour est l’expérience qui nous pousse à redéfinir nos valeurs pour les rendre compatibles avec celles de l’être aimé. En d’autres termes, s’il n’y a pas reconfiguration de nos croyances, de ce qui a pour nous de l’importance en ce monde par une confrontation à l’être aimé, il n’y a pas vraiment d’amour. Il y a du désir charnel, de la commodité mais il n’y a pas d’amour. L’amour tel que je l’entends ne peut exister que s’il nous conduit à redéfinir en partie les valeurs auxquelles nous accordons de l’importance et qui nous font en tant qu’individu singulier. Cette proposition peut vous sembler très abstraite et peut être douteuse, je vous demanderai de m’accorder le temps de ces trois séances pour appuyer mon raisonnement et uploads/Philosophie/ amour.pdf

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