Fichte et l’actuelle querelle des arguments transcendantaux RÉSUMÉ. — Après avo

Fichte et l’actuelle querelle des arguments transcendantaux RÉSUMÉ. — Après avoir montré que, dans le débat qui « domine la philosophie analytique de la fin du XXe siècle », à savoir la « querelle des arguments transcendan- taux », trois questions restaient en suspens (celle de la finalité, de la spécificité et de la fécondité de l’argumentation transcendantale), l’auteur s’étonne que ces trois questions de l’actuelle « querelle des arguments transcendantaux » n’aient pas été posées à ceux qui se réclamèrent de la philosophie transcendantale, et tout particulièrement à Fichte. De fait, il peut y avoir quelque intérêt à reprendre le débat à partir de Fichte car, si chez Kant seules deux occurrences de l’argument transcendantal peuvent être véritable- ment prises au sérieux, il se trouve, en revanche, que l’ensemble de la Doctrine de la science peut-être pensé comme le déploiement le plus accompli de ce que Strawson nommait l’argumentation transcendantale. Plus encore, cette structure argumentative (qui confère unité et continuité aux différentes versions de la doctrine de la science et, par suite, définit et qualifie au premier chef la philosophie de Fichte) permet de théma- tiser une argumentation transcendantale qui dépasse certaines faiblesses de l’argument transcendantal de Strawson. Dès lors, pourquoi ne pas poser à Fichte ces questions qui dominent le débat de la philosophie analytique aujourd’hui, à savoir : quel est le lien qu’entretient l’argumentation transcendantale avec le scepticisme, quelle est la spécifi- cité de ce type d’argument et enfin quelle en est la fécondité ? ABSTRACT. — The major debate within late twentieth-century analytical philosophy turns around the question of the finality, specificity and fecundity of transcendental arguments. Amazingly enough, however, this debate was never pursued in reference to specifically transcendental philosophers. In this respect, it is to be noted that while only two instances of transcendental argumentation may be taken seriously in the works of Kant, Fichte’s Doctrine of Science is truly the most accomplished and systematic deve- lopment of what Strawson called transcendental argumentation. More than that, Fichte’s mode of argumentation is what gives unity and continuity to the successive versions of his doctrine of science, thus suggesting a form of transcendental argument that allows to overcome a number of weak points in Strawson’s own definition. In this perspective, it becomes necessary and useful to reassess in the light of Fichte’s philosophy these major questions raised by today’s analytical philosophy : How is transcendental argu- mentation related to skepticism ? How original and specific is it ? And, last but not least, how productive is it ? Revue de Métaphysique et de Morale, No 4/2003 À Sandra Laugier Dans un article récent, intitulé « Langage, scepticisme et argument transcen- dantal », Sandra Laugier rappelle combien « les débats sur les arguments trans- cendantaux ont dominé la philosophie analytique à la fin du XXe siècle 1 ». Et de fait, de Strawson à Hintikka, de D. Henrich 2 à Rorty 3, de Stroud à Apel, ou encore tout récemment de Bitbol 4 à Zahar, multiples sont les auteurs à avoir pris part à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler la « querelle des arguments transcendantaux ». Afin d’éviter l’inévitable impression de confusion liée à l’indéniable profusion des références, il convient sans doute de rappeler briè- vement l’histoire de ce débat récent pour en faire saillir les trois problèmes aujourd’hui encore en discussion. On se souvient qu’en 1966 dans The Bounds of Sense 5, Strawson montra comment la Critique de la raison pure utilise, pour établir ses thèses, deux types de dispositifs argumentatifs : d’une part, et le plus souvent, Kant se livre à une description de la manière dont nos facultés, par leur accord, produisent l’expérience ; d’autre part, de manière plus rare, il a recours à un type d’argu- mentation qui vise à montrer que si on n’accepte pas tel ou tel concept, on ne peut penser ni agir comme nous le faisons. Ainsi dans l’« Analytique des prin- cipes », il justifie le recours aux concepts de cause et de substance en indiquant qu’ils sont conditions nécessaires de notre expérience de la succession. Montrer comment certains concepts, ou séries de concepts, sont impliqués nécessaire- ment dans des opérations cognitives que, de fait, nous réalisons, telle est, aux yeux de Strawson, la structure nucléaire de « l’argument transcendantal ». Ce dispositif argumentatif, repéré dans l’« Analytique des principes » et dans la « Réfutation de l’idéalisme », Strawson le pratique dans ses propres analyses philosophiques, détachant cet argument de son contexte initial pour le considérer comme un type de raisonnement valide, et par là utilisable hors du seul contexte de la psychologie transcendantale. Ainsi, dans Les Individus, il démontrait déjà 1. Dans La Querelle des transcendantaux, Cahiers philosophiques de l’université de Caen (à l’avenir CPUC), 2000, no 35, p. 11. Elle ajoute : « Malgré ou à cause de toutes ces discussions qui ont eu lieu sur le sujet, il est particulièrement difficile de savoir en quoi consistent les arguments transcendantaux. » 2. « Challenger or Competitor ? On Rorty’s Account of Transcendental Strategies », dans BIERI, HORTSMANN et KRÜGER (dir.), Transcendental Arguments and Science, Boston, 1979. 3. « Arguments transcendantaux, autoréférence et pragmatisme », Cahiers sciences techniques et sociétés, no 4, 1984, p. 61-87 ; traduction de l’article paru dans le collectif Transcendental Arguments and Science, Boston, 1979. 4. M. BITBOL, dans un article de 2000, « Arguments transcendantaux et physique moderne », tente d’en tester la fécondité en physique quantique (CPUC, no 33, p. 81-101). 5. Tout particulièrement p. 72-89, Londres, Methuen et Co, 1966. 490 Isabelle Thomas-Fogiel que nous ne pouvons différencier les objets que nous percevons si nous ne sommes pas en mesure de nous penser nous-mêmes et les objets comme deux entités coexistant dans l’espace. À sa suite, G. Evans, dans The Varieties of Reference 6, prenant, là encore, en considération un type général d’opérations cognitives constamment effectuées (comme, par exemple, percevoir les objets, référer à quelque chose ou encore prédiquer), tente d’en dégager les présupposés nécessairement impliqués. Dans le même sens, K.O. Apel utilise ce type de raisonnement lorsqu’il entreprend de mettre en lumière la rationalité nécessai- rement sous-jacente à nos évaluations éthiques. L’argument transcendantal consiste toujours à désimpliquer les présupposés nécessaires à une expérience de pensée ou de parole ; dans ce dispositif, même l’adversaire sceptique se trouve contraint de reconnaître qu’il présuppose la légitimité et la validité de concepts que pourtant, explicitement, il nie. La définition de l’argument trans- cendantal rappelé à partir de son contexte de naissance (à savoir Strawson, lisant la Critique de la raison pure), il est loisible de structurer les quarante ans d’histoire de cette querelle des arguments transcendantaux à partir de trois questions : d’une part, la question de leur finalité ; d’autre part, la question de leur spécificité ; et enfin, celle de leur fécondité. La finalité des arguments transcendantaux est, historiquement, la première question posée à Strawson. Stroud, dans un article de 1968 promis à un grand retentissement, entreprend de contester la légitimité de l’argument transcendan- tal. Partant du texte de Kant, Stroud montre, d’une part, que l’argumentation transcendantale n’a de sens et de finalité que contre le scepticisme 7, et réduit, d’autre part, d’une manière caractéristique de la philosophie analytique, le défi sceptique à la simple remise en question de l’existence des choses hors de nous. C’est ainsi qu’il explique comment, par l’argument transcendantal, il s’agit pour Kant de « donner une réponse définitive à celui qui est sceptique quant à l’exis- tence des choses hors de nous 8 ». Ayant réduit l’argument transcendantal à cette seule finalité, à cette simple visée, Stroud montre ensuite que, ainsi défini, l’argument manque son but car il doit nécessairement faire appel, au cours de son déploiement, à une prémisse vérificationniste. C’est cette interprétation de la finalité de l’argument que conteste D. Henrich lorsque dans le collectif « Les arguments transcendantaux et la science », il rétorque que « le problème de la déduction transcendantale kantienne n’a rien à voir avec le problème du réalisme 6. Oxford, Clarendon Press, 1982. 7. « Les arguments transcendantaux sont donc censés démontrer l’impossibilité ou l’illégitimité de ce défi sceptique en prouvant que certains concepts sont nécessaires pour la pensée et l’expé- rience » (« Arguments transcendantaux », traduction française de S. Chauvier, CPUC, no 33, 1999, p. 27-45). 8. Op. cit., p. 28. 491 Fichte et l’actuelle querelle des arguments transcendantaux métaphysique 9 ». La première question en débat est donc la suivante : la finalité de l’argument transcendantal est-elle uniquement de récuser le scepticisme, lui-même réduit à la simple posture d’un doute face à l’existence des choses hors de nous ? Et faut-il avec Stroud puis Rorty, conclure que cette finalité ne pouvant être atteinte sans pétition de principe, l’argument perd tout sens et toute valeur ? La deuxième question, celle de l’originalité, a pour origine l’intervention de Hintikka qui, en un court article de 1972, nie le caractère kantien de ce type d’argumentation. Le peu de textes explicites de Kant semble assurément faire de uploads/Philosophie/fichte-kant.pdf

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