LA LECTURE DES CONFESSIONS D'AUGUSTIN À TRAVERS LES ESSAIS DE MONTAIGNE D autre

LA LECTURE DES CONFESSIONS D'AUGUSTIN À TRAVERS LES ESSAIS DE MONTAIGNE D autres auteurs s'étaient comme Montaigne racontés dont l'anecdote, ou l'affirmation plus générale ouvraient la voie à une réflexion profonde. Augustin, dans les Confessions avait donné l'exemple. Le vin de Monique1 appelait la honte, le vol des poires2 le repentir et, dans tous les cas, la saisie d'un premier dépassement du vécu dans la recherche de soi que poursuit tout l'ouvrage. Ces exemples nous autorisent à notre tour à tirer des Essais une page surprenante pour en chercher le sens dans sa source, l'importance dans la pensée du reste de louvrage. Les chapitres du premier livre sont plus transparents pour le lecteur parce qu'ils restent proches des sources livresques, de la pensée du moins, qui a suscité la réflexion. Par la suite, plus libre dans ï «Apologie de Raymond Sebon » ou le chapitre « De l'expérience », Montaigne prolonge et développe l'affirmation première. C'est ainsi que chapitre xxiv, qui, par son titre déjà, «Divers évé- nemens de mesme conseil », prétend attirer notre attention, impose un propos étrange chez un auteur qui devrait chercher à être entendu de ses lecteurs. En fait, cette phrase révèle la pensée politique largement humaine de Montaigne et, éclairée par sa source, une métaphysique chrétienne. On a, depuis longtemps, refusé à Montaigne la connaissance des Confessions d'Augustin parce qu'au chapitre « De l'affection des pères aux enfans3 », il a supposé qu'il y aurait impiété à Augustin « si d'un costé on luy proposoit d'enterrer ses escrits de quoy nostre religion reçoit un si grand fruit, ou d'enterrer ses enfans, au cas qu'il en eut4 », il ne préférât 1 Confessions IX-VIII Pierre de Labriolle, CUF, Paris 1969 p 222 sa 2 îbid.lblV. * 3 Essais II, 8, p. 637. L'ouvrage de référence est, pour les Essais, 1 édition du T ivr* u Jean Céard (dir.), Paris 2008. d U L l v r e d e Poche> 4 lbidã 42 ANDRÉE COMPARÛT enterrer ses enfants. La proposition incise « au cas qu'il en eut » paraît donner absolument raison à ses détracteurs. Mais il ne faut pas l'isoler du contexte. L'amour d'Épicure pour sa doctrine a paru, en lui, remplacer l'affection des pères aux enfants, comme peut-être la lettre rapportée par Cicéron au De Finibus (II-xxx) ou Diogène Laërce (X-22)1 le justifie. Mais Montaigne ajoute aussi, pour appuyer ce choix, la supposition d'un enfant « contrefait et mal nay2 », ce qui est peu respectueux pour le philosophe dont il doit contrebalancer l'œuvre écrite, même s'il appelle cela « mal heur3 » et caractérise le livre de « sot et inepte », du moins celui qui entre dans le jeu. Montaigne assurément s'amuse dans cette supposition. Passant à Saint Augustin, il ne présente plus tout à fait la même situation. Ce sont ses contemporains qui imposeront au Père de l'Église d'enterrer ses écrits ou ses enfants. Ce sont eux qui l'accuseront d'impiété. La supposition alors n'est plus parallèle à celle qui frappait Épicure. Car Montaigne ajoute aussitôt au nom de Saint Augustin, la précision très importante : «pour exemple ». La critique porte, non point sur l'Augustin que nous connaissons, dans sa vie particulière, mais sur ceux dont il peut être pris pour modèle, sur tout théologien et justifie alors pleinement la réserve : « au cas qu'il en eut ». De plus, en s'attaquant au nom d'Augustin, Montaigne touchait l'Église de son époque qui portait à la légère les accusations d'impiété, non sans conséquence. Le coup de patte n'est plus du domaine du rire qui frappait le philosophe et servait à préparer une attaque plus subtile. Les contemporains, sans doute, l'ont saisi, ce qui explique que Montaigne ait rajouté dans l'édition de 1588 une addition personnelle et plus souriante : «Je ne scay si je n'aimerais pas mieux beaucoup en avoir produict un, parfaitement bien formé, de l'acointance des Muses, que de l'acointance de ma femme4 ». Irons-nous dire que Montaigne, s'assimilant à la même situation ne se souvient pas qu'il a lui-même enterré bien des enfants et conserve une fille ? Non. Mais la majesté des divinités païennes fait négliger l'absence du particulier et sa réalité. Ainsi, dégradée chez le philosophe et hypothétique chez l'homme d'Église, la paternité, en l'auteur même, 1 Essais II, 8, p. 636. Épicure eut une fille. Dans son testament, il se préoccupe de la marier. Diogène Laërce, tome II, p. 205, trad. Robert Genaille, éd. Garnier, Paris s.d. 2 Essais, II, 8, p. 636-637. 3 Ibil 4 Ibid. LES CONFESSIONS D'AUGUSTIN À TRAVERS LES ESSAIS 43 se trouve par un effacement volontaire, oubliée derrière le prestige des humanités. Admirons l'art de l'escamotage littéraire, mais ne refusons pas à Montaigne la connaissance des Confessions. Au contraire, dans un chapitre consacré aux guerres de religion et aux trahisons que ces passions soulèvent, « Divers evenemens de mesme conseil », Montaigne puise chez Augustin, avec une phrase qui soulève notre étonnement, l'affirmation même d'une tolérance qu'impose la faiblesse de la raison humaine. Il n'est pas besoin de faire appel à la lecture des Confessions pour expliquer les nombreux exemples donnés p ar Montaigne de ces « fureurs estrangères1 » qui, dit-il surprennent le médecin comme l'homme de guerre. Montaigne les dit « heureux », « la fortune prête la main » et c'est appuyé sur son expérience personnelle des guerres auxquelles il a participé qu'il développe : Quand je prens garde de prez aux plus glorieux exploicts de la guerre, je vois, ce me semble, que ceux qui les conduisent n'y emploient la délibéra- tion et le conseil que par acquit, et que la meilleure part de l'entreprise, ils l'abandonnent à la fortune, et, sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours2. Délibérément, le chef de guerre aux yeux de l'auteur des Essais refuse le secours de la logique humaine pour recourir à cette puissance. « Quelque inspiration » ajoute-t-il en conclusion du paragraphe. Il faut alors revenir aux sources de la page pour percer la nature de cette force cachée. Dans la pensée platonicienne, l'expérience pratiquée sur le jeune esclave du Menon qui redécouvre les règles de la géométrie, dirigé par les questions de Socrate, conduit à affirmer une réminiscence de l'au-delà dans lame humaine3. Il y a donc pour l'homme une connaissance des lois éternelles, soit une atteinte du divin. Sans doute, dans le paragraphe de Montaigne considéré, peut-on retrouver chez les différents artistes mis en scène une telle dimension supérieure qui supplée à la raison humaine. « Ils grossissent leur courage au-dessus de la raison », « Ils y estoient conviez par quelque inspiration4 ». La « fortune » ainsi dépeinte 1 Essais I, 23, p. 196. 2 Ibid. 3 Platon Menon, 82 à 86 trad. Alfred Croiser, CUF, Paris 1969, p. 251 4 Essais I, 23, p. 196. 44 ANDRÉE COMPARÛT n'est point le hasard. Le renoncement à la raison, volontaire, assure une exaltation de la personne, un épanouissement en une vérité supérieure. Lhomme de guerre se confie en la Providence. L'abandon du « discours » n'est point perte et diminution de la personne, mais élévation à une réalisation supérieure. Comme le médecin qui réussit sa cure, il est « heureux ». Il n'en va pas de même de l'auteur. Le poète jouit bien d'une inspiration divine dans son exaltation mais celui que Montaigne appelle « l'autheur », et le lecteur même ne jouissent, au contraire, d'aucun dépassement de leur personne, mais d'une limita- tion. C'est alors que Montaigne, quittant le lieu commun philosophique touche à la source théologique. « Un suffisant lecteur » écrit-il, « descouvre souvant ès escrits d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et aperceues, et y preste des sens et des visages plus riches1 ». Tout l'enthousiasme de la personne disparaît dans ce qu'on peut appeler déjà une controverse. La suffisance de l'auteur, sa compétence, son autorité s'effacent devant celles du lecteur, égales et même supérieures. Plus de propriété du texte, mais un partage et une limitation de l'intelligence et de la pensée chez celui qui l'exprime comme chez celui qui la reçoit. C'est en cela que se révèle l'appel aux Confessions. Achevant le livre XII de son ouvrage, Augustin avait ramené la dis- cussion à Moïse, le seul homme qui ait eu commerce avec Dieu le Père et en avait tiré cette Loi qui devait imposer sa pensée dans les religions judaïque puis catholique ou calviniste. Moïse, la première voix de Dieu auprès des hommes, représente ainsi la vérité même. Augustin vient de l'affirmer. Il poursuit ainsi son propos : lia eum alius dixerit « Hoc sensit, quod ego », et alius : « Immo illud, quod ego », religiosius me arbitror dicere : * Cur non utrumque potius, si utrumque uerum est, et si quid tertium et si quid quartum et si quid omnino aliud uerum quispiam in bis uerbis uidet, cur non illa omnia uidisse credatur, per quem deus unus uploads/Philosophie/ andree-comparot-la-lecture-des-confessions-d-x27-augustin-montaigne.pdf

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