Lipman, Lévine, Tozzi : différences et complémentarités 1 Michel Tozzi Professe
Lipman, Lévine, Tozzi : différences et complémentarités 1 Michel Tozzi Professeur et directeur du Centre de Recherches sur les Formes d’Éducation et d’Enseignement à l’Université Paul Valéry – Montpellier 3 – France Je suis reconnaissant aux organisateurs de ce colloque, et en particulier à Mme la Vice-Présidente du Parlement francophone belge, à C. Leleux et N. Ryelandt, non seulement de m’avoir invité, mais de m’avoir demandé, avant l’ouverture des débats, de préciser comment je me situe, en tant que chercheur depuis quinze ans en didactique de la philosophie, par rapport à deux courants actuels importants de la philosophie avec les enfants, M. Lipman et J. Lévine. Cela m’a amené à préciser ma pensée par les comparaisons nécessaires, à mieux comprendre ces innovateurs, et à clarifier mes propres positions. Mon intérêt pour le « courant Lévine » des ateliers philo Je suis très intéressé par ce que j’appelle, dans le premier ouvrage que j’ai coordonné sur la question 2, le courant « psychanalytique » des nouvelles pratiques philosophiques avec les enfants en France, porté et diffusé par l’AGSAS 3. Agnès Pautard, enseignante maître formatrice, qui a la première introduit ces pratiques à l’école maternelle dans la région de Lyon en 1996, préfère le nommer « courant des préalables à la pensée ». J. Lévine s’est dit d’accord dans une discussion avec ma dénomination. Non qu’il faille voir dans le type d’activité mise en °uvre une activité de type psychanalytique, faisant appel à l’inconscient, et impliquant des personnels eux-mêmes 1 Cette contribution est le texte d’une communication présentée à Bruxelles le 14 février 2004 au Colloque organisé par le Parlement de la Communauté française de Belgique, Apprendre à penser dès cinq ans à l’épreuve du modèle de Matthew Lipman. 2 L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, 2001, Hachette/Cndp/Crdp Languedoc- Roussillon. Voir aussi : -Tozzi et al, L’oral argumentatif en philosophie, CRDP Montpellier, 1999. -“ Philosopher à l’école élémentaire ”, Pratiques de la philosophie n°6, GFEN, juillet 1999. -Tozzi et al, L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, CRDP Montpellier-CNDP-Hachette, 2001. -Tozzi et al, Discuter philosophiquement à l’école primaire. Pratiques, formations, recherches, CRDP Montpellier, 2002. -Tozzi et al, Nouvelles pratiques philosophiques en classe, enjeux et démarches, CNDP-CRDP de Bretagne, 2002. -Tozzi et al, Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, CNDP-CRDP de Bretagne, 2003. 3 AGSAS : Association des Groupes de Soutien au Soutien, animée par J. Lévine, qui diffuse la revue Je est un Autre. psychanalysés, mais parce qu’il s’agit d’une pratique directement finalisée par la construction identitaire du sujet, dans l’existentialité de son être au monde, entrant dans un processus d’hominisation par une parole assumée dans son rapport à l’autre (« l’Autre, le grand Autre » comme le dit Lacan?). Comme il s’agit cependant d’une entrée dans l’humanité par le « cogito » (référence explicite de J. Lévine à Descartes), la pensée consciente, il vaudrait mieux dire peut-être, pour éviter toute confusion (Freud étant l’anti-Descartes), le « courant psychologique », par opposition par exemple au « courant philosophique » de M. Lipman. « Courant des préalables à la pensée », dit Agnès Pautard, au sens où il travaille aux conditions de possibilité psychiques de constitution d’une pensée autonome, qui prend conscience qu’elle est une pensée en lien avec les autres mais séparée des autres, celle d’un sujet pensant qui fait l’expérience, c’est cela le cogito lévinien, de son être pensant, d’un « parlêtre », comme dit Lacan, qui se découvre, (ici c’est moi qui parle) comme « pensêtre », c’est-à-dire comme petit d’homme, porteur d’une condition dont la dignité et la responsabilité sont de réfléchir les problèmes auxquels la nature et la culture le confrontent. Notons que ce cogito n’est pas solipsiste, contrairement à Descartes, pour lequel il constitue la première découverte en vérité et en réalité, existence isolée, monadique, et dont il déduira l’existence d’un monde et des autres : c’est au contraire, dans le protocole lévinien 4, dans et par le rapport aux autres que se fait cette prise de conscience. En présence du maître d’abord, adulte et référent, qui met en scène au départ le caractère anthropologique de cette question, lui assignant d’emblée une dimension philosophique, universelle, dépassant par sa portée toute contingence individuelle et particulière. Présence permanente pendant toutes les prises de parole, comme témoin antérieur, extérieur et supérieur, à ce qui va se dire de singulier pour nourrir un problème commun de condition humaine. Présence d’autant plus symbolique qu’elle est silencieuse. Ici le rapport à la parole fondatrice de la pensée, c’est le silence de l’enseignant, qui l’institue en grande oreille (d’où l’analogie que je faisais avec la psychanalyse), par laquelle toute parole dite est assurée d’être entendue, sans être immédiatement recouverte par un « maître ». Silence qui autorise l’élève à parler, où celui-ci s’autorise à penser, devient auteur de sa pensée, « s’autheurise ». Alliance à l’humanité in presencia, et non avec le désir de tel contenu du maître, de telle (« bonne ») réponse. Ce qui ne veut pas dire en dehors de tout désir (de parole) du maître : le silence est une invitation à parler, mais sans attente scolaire, sans jugement ni évaluation, puisque ce qui est fondateur est d’oser la parole anthropologique, qui dit quelque chose de ma condition à partir de ma vie : quelque chose d’expérientiel et d’existentiel, à cheval sur le versant psychologique, vécu, affectif, global de ma personne singulière, et sur le versant philosophique, conceptuel, universel de mon humanitude. En quoi il ne s’agit pas simplement d’une « opinion », au sens critique des philosophes, mais d’un témoignage d’humanité, ni seulement d’oral et de « français », car s’y expérimente une pensée naissante. 4 À partir d’une question forte proposée par le maître comme importante pour les hommes, les enfants vont pendant 10 minutes prendre la parole pour s’exprimer sur cette question, sans intervention du maître, souvent derrière une caméra pour enregistrer puis revisionner avec les enfants ce moment. En présence ensuite des pairs. C’est une pensée, donc une parole qui assume le caractère public de son énonciation 5, qui est adressée aux autres : même si, dans l’intention des promoteurs de ces pratiques, elle ne s’engage pas dans un débat, dans la logique argumentative de « l’argument meilleur » (Habermas), même si elle prend plutôt la forme d’une méditation à haute voix, même si elle est ponctuée par le silence d’un langage intérieur qui se cherche 6. Les enfants vivent là une communauté d’expérience, qui les soude dans une culture commune de la parole anthropologique partagée, qui donne à l’expression de chacun – selon des témoignages de praticiens – malgré leur jeune âge et leur spontanéité, une allure à la fois sérieuse et apaisée. Cette parole individuelle, déjà prise en tant que pensée dans un langage en soi « socialisé » (comme le ciment « prend » avec de l’eau), est donc doublement articulée au silence du maître et à l’expression des apprentis en humanité, ce qui l’ordonne à l’autre du langage et au langage de l’Autre. C’est dans cette articulation entre langage et pensée, parole et silence, moi et les autres, enfant et maître, élève- individu, communauté du groupe-classe et universalité de la condition humaine que se trame le cogito lévinien, psycho-existentiel et philo-expérientiel à la fois. Ici deviennent ténues les frontières entre psychologie et philosophie, opinion et pensée, que des censeurs sans expérience de cette innovation ni sans réflexion sur cette expérience auront tôt fait de saucissonner et de critiquer… L’objectif poursuivi, et ce peut être source de malentendus avec des philosophes, des didacticiens ou des éducateurs à la citoyenneté, ce n’est pas l’apprentissage du philosopher comme pensée critique (la Critical Thinking de M. Lipman), d’une méthode de raisonnement, de l’argumentation ou plus largement du débat, et s’il y a souvent de fait pacification, c’est, de surcroît, car on ne vise pas d’abord à « prévenir la violence ». L’objectif tel que je le comprends, essentiellement éducatif, d’où son importance à l’école, c’est de favoriser chez l’enfant l’élaboration de sa personnalité par un ancrage dans sa condition de sujet pensant, en lui faisant faire l’expérience qu’il est capable de tenir des propos sur une question fondamentale qui se pose aux hommes, et donc à lui. Ce qui est la condition pour que, doté d’un capital de confiance en sa capacité d’être pensant, d’une estime de soi comme homme parmi les hommes, il puisse s’engager plus avant dans la réflexion personnelle d’une part, dans la discussion à visée philosophique avec ses semblables d’autre part. Lévine serait donc le préalable à Lipman. Non un préalable chronologique au sens psychogénétique : faire faire cette expérience à l’enfant de moyenne ou grande section de maternelle, puis au primaire développer progressivement la discussion proprement dite. Mais quelque chose de l’ordre du fondement, de la condition de possibilité plus que de la simple origine : ce qui rendrait possible (psychologiquement certes, ontologiquement ?), l’exercice d’une pensée autonome, parce qu’ancrée dans l’expérience originaire de pouvoir être la source d’une pensée, de sa uploads/Philosophie/ tozzi-lipman-levine-in-leleux-05.pdf
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- Publié le Jan 29, 2022
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