Postface Enregistrer, monter, trans- mettre, organiser. Dziga Vertov et la théo
Postface Enregistrer, monter, trans- mettre, organiser. Dziga Vertov et la théorie des médias ANTONIO SOMAINI Cette nouvelle édition française des écrits sur le cinéma de Dziga Vertov paraît dans une collection consacrée à la théorie des « médias » : un terme qui, dans ce contexte, ne désigne pas seule- ment les mass media, les moyens de communication de masse, mais plutôt l’ensemble des supports matériels, des appareils techniques et des opérations qui rendent possibles l’enregistrement, l’élabora- tion et la transmission de phénomènes sensibles et de signaux qui peuvent prendre la forme de textes, images ou sons. Interprétés dans ce sens, le singulier « médium » et le pluriel « médias » (une des tra- ductions françaises possibles de l’anglais medium / media et de l’allemand Medium / Medien, à leur tour dérivés du latin medium / 649 François Albera, John MacKay, « Actualités de Vertov », 1895 revue d’histoire du cinéma, n˚ 85, automne 2018. Valérie Pozner, « Cartographie du combat pour Enthousiasme. Un dessin de Dziga Vertov », 1895 revue d’histoire histoire du cinéma, n˚ 85, 2018. 648 100-776-(25-0912h12)_Mise en page 1 25/09/2018 12:52 Page 648 Dziga Vertov Le Ciné-Œil de la révolution. Écrits sur le cinéma ed. by François Albera, Antonio Somaini, Irina Tcherneva Dijon: Les Presses du réel, 2019 (772 pp.) Antonio Somaini « Enregistrer, monter, transmettre, organiser. Dziga Vertov et la théorie des médias » (pp. 649-768) toute forme de perception et de connaissance, de communication et d’action3. La période située entre la fin des années 1870 (la période que Friedrich Kittler appelle « Mediengründerzeit », « l’époque fondatrice des médias techniques4 », dans laquelle Alexander Graham Bell et Thomas Alva Edison déposent les brevets du téléphone et du pho- nographe à cylindre) et les années 1930 est une période fondamentale pour la théorie des médias5. Pendant ces décennies à cheval entre deux siècles apparaissent toute une série d’appareils techniques et de moyens de communication qui auront un impact profond sur l’ensemble de la culture. T éléphone, phonographe, gramophone, machine à écrire, journaux à grande diffusion, chronophotographie, kinétoscope, cinématographe, télégraphie sans fils, radio, cinéma sonore et cinéma en couleurs, premières expérimentations de télé- vision et de cinéma stéréoscopique, tout comme la diffusion massive de la photographie à travers la presse et les nouvelles formes de ty- pographie, introduisent des nouvelles modalités d’enregistrement et reproduction, transmission et réception, écriture et lecture, vision et écoute, qui rendent possibles, à leur tour, des nouvelles formes d’expérience et de connaissance. Pendant la même période, parallèlement à la diffusion de ces nouveaux appareils techniques, on assiste aussi au développement d’une vaste réflexion théorique qui essaie d’en analyser la portée culturelle. Les années 1920 et 1930, en particulier, voient l’essor de toute une série de tentatives de compréhension des enjeux esthé- tiques, épistémiques et politiques des « nouveaux médias » de l’époque : l’expression, « nouveaux médias » étant utilisée ici de manière explicitement anachronique et, pour ainsi dire, rétroactive, Wahrnehmbarkeit] dans son « Avant-propos » à Gramophone, Film, Typewriter (tra- duction de l’allemand par Frédérique Vargoz, préface d’Emmanuel Alloa, postface d’Emmanuel Guez, Dijon, Les presses du réel, 2018 [1986], p. 32). 3 Pour une introduction à l’histoire de la réflexion philosophique sur les médias et aux différents courants de la théorie des médias contemporaine, voir Dieter Mersch, Théorie des médias. Une Introduction, préface d’Emmanuel Alloa, Dijon, Les presses du réel, 2018. 4 Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, op. cit., p. 30. 5 Un recueil de textes allemands de théorie des médias de cette époque se trouve dans Albert Kümmel, Petra Löffler (dir.), Medientheorie 1888-1933. Texte und Kommentare, Francfort, Suhrkamp, 2002. 651 media1) indiquent ici les conditions de possibilité techniques et maté- rielles de toute forme culturelle : les conditions de médiation qui – considérées dans leur ensemble, avec leurs transformations histo- riques et leur capacité de produire partages et connexions dans la fabrique du sensible – constituent le réseau d’articulations tech- niques, le « schématisme technique2 » à travers lequel s’organise 1 En français, le singulier « médium » et le pluriel « médiums » indiquent en même temps les médiums de la tradition du spiritisme (voir par exemple Allan Kardec, Le Livre des médiums, Paris, Didier, 1861) et les médiums artistiques (médium de la peinture, médium de la sculpture, etc.), tandis que le singulier « média » et le pluriel « médias » sont utilisés habituellement pour parler des moyens de commu- nication de masse (journaux, télévision, internet, etc.). Ce partage net entre les « médiums » du spiritisme et de l’esthétique, et les « médias » de la théorie de l’in- formation et de la communication, n’a pas permis, jusqu’ici, de trouver le terme approprié pour indiquer l’ensemble des techniques d’enregistrement, élaboration et transmission et leurs enjeux culturels et épistémologiques. Yves Citton propose de sortir de cette impasse en reprenant l’effort de différenciation proposé par Thierry Bardini dans son article « Entre archéologie et écologie. Une perspective sur la théorie médiatique » (Multitudes, n° 162, 2016, p. 159-170). À la suite de Bardini, Citton distingue entre trois manières de nommer le vaste champ des formes de médiation : le singulier « medium », le pluriel « media » (tous les deux sans accent) et l’adjectif « médial » concernent « tout ce qui sert à enregistrer, à transmettre et / ou à traiter de l’information, des discours, des images, des sons » ; le singulier « média » et le pluriel « médias » (avec accent), ainsi que l’adjectif « mé- diatique », indiquent le domaine plus restreint de « tout ce qui permet de diffuser de l’information, des discours, des images ou des sons à un public » ; finalement, le singulier « médium » et le pluriel « médiums », ainsi que l’adjectif « médiumnique », indiqueraient, avec leurs liens directs avec la tradition du spiritisme, le fait que « les enregistrements, transmissions et traitement de signaux qu’opèrent les humains à travers les différents appareils inventés à cet effet au fil des siècles tendent à ap- paraître auxdits humains comme relevant de forces naturelles et surhumaines, qui dépassent leur compréhension et leur contrôle » (voir Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017, p. 31-36). Le choix que nous faisons dans ce texte (singulier « médium », pluriel « médias ») suit la proposition d’Audrey Rieber et des traducteurs d’Optische Medien de Friedrich Kittler (voir Friedrich Kittler, Médias optiques. Cours berlinois 1999, traduit sous la direction d’Audrey Rieber, avec une introduction de Peter Berz, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 37). 2 Le terme « schématisme technique » est utilisé par Kant dans le §5 de la première introduction à la Critique de la faculté de juger (1791), restée inédite. Pietro Montani reprend et réinterprète cette notion, et l’utilise dans le cadre d’une analyse de l’œuvre de Vertov dans « L’art comme expérience technique » (dans Christa Blümlinger, Matthias Lavin [dir.], Geste filmé, gestes filmiques, Milan, Mimésis, 2018) et dans Tre forme di creatività: tecnica arte politica, Naples, Cronopio, 2017. Kittler reprend aussi le concept kantien de « schématisme » et parle de la manière dont les médias produisent un « schématisme de la perceptibilité » [Schematismus der 650 100-776-(25-0912h12)_Mise en page 1 25/09/2018 12:52 Page 650 par tout un ensemble de nouvelles techniques et de nouveaux moyens de transports. En Russie, dans un contexte politique et idéologique dans lequel artistes, graphistes, architectes, photographes, cinéastes, metteurs en scène, écrivains, théoriciens de l’art et de la littérature se sentent appelés à participer à la construction du nouveau régime social issu de la révolution de 1917, la fonction politique de médias comme la photographie, le cinéma, la typographie et la radio est analysée dans les écrits de Boris Arvatov, Ossip Brik, Victor Chklovski, Esther Choub, Sergueï M. Eisenstein, Alekseï Gan, Lev Kouléchov, El Lissitzky, Vsevolod Poudovkine, Alexandre Rodtchenko, Varvara Stepanova, Sergueï Tretiakov et Dziga Vertov. L ’œuvre de ce dernier – films, articles, journaux, projets, dia- grammes et schémas – est depuis longtemps étudiée dans le cadre de l’histoire du cinéma russe et soviétique et, plus généralement, dans celui de l’histoire du cinéma documentaire. Ce que nous pro- posons avec ce volume est la possibilité d’analyser cette œuvre éga- lement dans la perspective d’une théorie des médias ; de la considérer comme une tentative s’emparer des techniques d’enregistrement, de montage et de transmission d’images et de sons qui étaient disponibles à l’époque, afin de développer plusieurs formes d’organisation : organisation des sens (de la vue et de l’ouïe), des gestes et des mou- vements des corps, des formes de vie et de connaissance. Aborder l’œuvre de Vertov sous l’angle d’une théorie des médias qui, depuis ses débuts, étudie les « matérialités de la communication9 » est aussi une manière de souligner la dimension matérialiste du projet vertovien. À travers le « kinokisme » et le « cinéma non-joué » qu’il théorise dans ses écrits, Vertov voulait en effet visualiser et analyser l’infra- structure matérielle, technique et productive d’une société en cours de transformation sur la voie du socialisme. Selon ses intentions, grâce uploads/Philosophie/ antonio-somaini-quot-enregistrer-monter-transmettre-organiser-dziga-vertov-et-la-the-orie-des-me-dias-quot 1 .pdf
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- Publié le Mai 24, 2021
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