1 Groupe d’études « La philosophie au sens large » Animé par Pierre Macherey 03
1 Groupe d’études « La philosophie au sens large » Animé par Pierre Macherey 03/05/2006 Première modernité, seconde modernité : de Rousseau à Hegel Etienne Balibar Université de Paris X Nanterre Exposé présenté le mercredi 3 mai au Groupe de travail « La philosophie au sens large », animé par Pierre Macherey, Université de Lille III. Il s’agit, pour l’essentiel, de la première partie d’une étude en cours, à paraître dans le recueil « Citoyen Sujet et autres essais d’anthropologie philosophique », Presses Universitaires de France, collection « Pratiques Théoriques » dirigée par Bruno Karsenti et Guillaume Le Blanc. Le présent exposé – que je remercie Pierre Macherey de m’avoir donné l’occasion de préparer en m’invitant à nouveau à intervenir dans le cadre du groupe de travail qu’il anime – s’insérera je l’espère sans trop d’arbitraire dans le programme de cette année, consacré à explorer et discuter les usages de la catégorie de « modernité ». Mon intention n’est pas, toutefois, de contribuer directement à cette discussion, même si les problèmes de philosophie et d’histoire que je veux esquisser ont, de l’avis général, une incidence sur la façon même dont nous comprenons l’idée d’une période moderne, ou mieux encore, d’un « moment moderne », et dont nous nous situons par rapport à lui. Je me contenterai de l’observation liminaire suivante : la catégorie de « modernité » est évidemment différentielle, mais en plusieurs sens qui se recouvrent et à l’occasion se concurrencent. Née d’une « querelle » (on dirait sans doute aujourd’hui d’un différend) où elle prend la valeur sémantique d’une alternative à la tradition, mais aussi d’un retour aux sources occultées de cette tradition, la modernité ne s’oppose pas seulement à un ou plusieurs « autres » extérieurs, où elle nous permet de projeter (avec toute l’ambivalence que peut comporter un tel geste) des valeurs négatives ou des valeurs en négatif, elle se divise aussi en elle-même, intérieurement, dans la mesure où elle assume sa propre négativité et se présente comme conflit continué entre plusieurs interprétations incompatibles de son mouvement progressif, qui concernent aussi bien la politique et les institutions que la culture ou la pensée spéculative. La nouvelle querelle qui naît de cette division plonge ses origines dans le mouvement dit des « Anti-Lumières » et trouve une figure elle-même intrinsèquement « moderne » dans les pensées de la destructivité de la raison ou de la catastrophe du progrès, telle la dialectique négative théorisée par Adorno. Elle trouve aujourd’hui à la fois un prolongement et un déplacement, issu d’un renversement radical de perspectives, dans la critique dite « postcoloniale » du grand récit de la modernisation du monde à partir des modèles européens de rationalité et de gouvernementalité en tant qu’expression d’une structure de domination elle-même historiquement située1. Enfin la « modernité » se divise elle-même en moments successifs séparés par des seuils ou correspondant à des tendances nouvelles, qu’on peut concevoir comme les périodes d’un devenir historique (redoublant en quelque sorte, à l’intérieur de sa « période 2 fondamentale », le problème empirico-spéculatif caractéristique des philosophies de l’histoire) ou comme les indices de la remise en question de ses présupposés, ayant elle-même toute une histoire, et manifestant tantôt la finitude de son point de vue, tantôt l’incertitude de son devenir. L’indice le plus manifeste aujourd’hui de la façon dont ce second mode de différenciation interne se creuse au sein du premier, et le complique, est constitué par l’alternative entre les discours de la « postmodernité » (catégorie lancée par J.F. Lyotard sur le mode de la « fin » et reprise sur celui du « commencement » par des philosophes de la culture comme Zygmunt Bauman) et ceux de la « modernité réflexive » ou « seconde modernité » (qui est aussi une « modernité seconde »), proposé surtout par des sociologues et politologues (A. Giddens, U. Beck)2. Ma position personnelle, pour le dire de façon très schématique, consiste à poser à la fois que les positions qui visent à « déconstruire » les institutions, les présupposés, les discours de la modernité, sont toujours déjà présentes au cœur de ses expressions philosophiques (celles qui, au premier chef, ont entrepris de la « construire », et pour cela ont pris le risque d’en penser et d’en énoncer les conditions de possibilité), ce qui veut dire que la postmodernité ne met pas fin à la modernité, selon le schéma évolutif qu’elle a elle-même privilégié, mais lui confère plutôt une allure « critique », qui en permet l’intelligibilité ; et d’autre part que les « phases » ou les « périodes » du développement historique de la modernité, dont on peut dire qu’elles correspondent à des déplacements d’ensemble de sa problématique (politique, culturelle, métaphysique), sont séparées par des seuils différentiels qui doivent, certes, être repérables dans des transformations sociales et institutionnelles, dans des inventions et des coupures discursives, et surtout dans les correspondances complexes qu’il est loisible d’établir entre leurs différents niveaux (ainsi les révolutions industrielle et politique de la fin de l’âge classique, d’un côté, le déclin des métaphysiques de la nature humaine, des philosophies contractualistes, et leur remplacement tendanciel par des philosophies de l’évolution historique et des positivismes juridiques, de l’autre), mais qui se répètent toujours plusieurs fois. Ou plutôt ces franchissements de seuils sont contraints de se répéter, de se « réitérer » au risque de se déformer et de se déplacer indéfiniment, parce que leur contenu même (par exemple la notion de « société », ou l’articulation de « l’homme » et du « citoyen ») est enjeu d’interprétations contradictoires. Ce qui revient à suggérer que les « seuils de la modernité » (à la fois seuil d’accès à la modernité, seuils de passages d’un de ses moments à l’autre, éventuellement seuil de dépassement ou de décomposition de la modernité) se présentent à nous dans la figure typique de points d’hérésie indéfiniment mobiles, où se rejouent certaines oppositions typiques. C’est à l’identification de tels points d’hérésie, et à la relation qu’ils entretiennent précisément avec les seuils successifs de la modernité, que je m’intéresse particulièrement, et c’est de cela que je voudrais vous parler aujourd’hui à propos d’un problème de lecture et d’interprétation du texte hégélien qui me semble privilégié 3. De ce point de vue essentiellement différentiel, le recours aux textes philosophiques, ou à certains de leurs détails d’écriture, présente en effet un intérêt particulier. Je ne pousserai pas la provocation jusqu’à soutenir ici qu’il faut préférer la « philosophie au sens restreint » à la « philosophie au sens large », mais je défendrai l’idée que les deux vecteurs ainsi désignés sont aussi importants l’un que l’autre. J’accorde entièrement à Pierre Macherey, et que la « philosophie » n’a pas de limites préétablies (et notamment pas celles du genre philosophique, tel que codifié de façon instable par l’Université), et que le sens, les enjeux des discours philosophiques, sont inintelligibles dans un pur rapport à soi, autoréférentiel. Ce sens, éminemment ouvert et problématique, suppose bien une extériorité, et singulièrement une extériorité de conflits, dans lesquels les discours philosophiques sont partie prenante. Mais je pose corrélativement, comme je l’avais déjà fait dans le passé à propos de Fichte et de 3 sa théorie de la « frontière intérieure », que « le texte philosophique porte à l’extrême des contradictions qui le dépassent, mais qui ne trouvent nulle part ailleurs une formulation aussi contraignante ». Et j’ajoute que l’énonciation philosophique (c’est-à-dire la production d’un énoncé théorique dans un contexte d’écriture, lui-même inscrit dans une succession et un affrontement de multiples textes) est notre seule voie d’accès à ce qui constitue la singularité, la radicalité, la « tempestivité » aussi bien que « l’intempestivité » (Zeitgemässigkeit/Unzeitgemässigkeit) des conflits historiques, qu’ils soient sociaux, politiques, religieux, moraux, ou tout cela à la fois 4. Une telle énonciation me paraît être constituée par la phrase – étrange, nous allons le voir – qui figure dans la Phénoménologie de l’Esprit à la fin de la section introductive du chapitre IV (donc immédiatement avant la section A : « Indépendance et dépendance de la conscience de soi ; maîtrise et servitude ») : « Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist » [édition Hoffmeister, F. Meiner Verlag 1952, p. 140]. Hyppolite (dont j’utiliserai la traduction dans cet exposé) traduit ou tente de traduire, j’y reviens : « un Moi qui est un Nous, et un Nous qui est un Moi ». C’est cette phrase que je veux essayer d’expliquer en la rapportant à ses sources et à ses effets, à son contexte immédiat et à sa portée théorique dans l’ensemble de l’œuvre, et dont je veux faire l’indice dans la philosophie et par les moyens propres à l’écriture philosophique du franchissement d’un seuil caractéristique de la modernité, et aussi, bien entendu, des tensions extrêmes, voire des apories insurmontables qu’il comporte, ou plus exactement que comporte le fait de se tenir sur ce seuil. Ce qui fait qu’en réalité, dans sa prodigieuse densité ou consistance, qui la rend ineffaçable, l’énonciation de Hegel est aussi uploads/Philosophie/ balibar-1ere-modernite-2eme-modernite.pdf