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Apprendre au fond de soi Réné BARBIER 2005 Texte sur site www.arianesud.com 1 Apprendre au fond de soi par René BARBIER 23 juillet 2005 http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/article.php3?id_article=452 La question qu'il nous faut poser aujourd'hui est la liaison cohérente entre éducation, sagesse, transmission, spiritualité, changement. L'éducation, habituellement, est conçue comme la transmission de savoirs considérés comme légitimes dans une société donnée, d'une génération à une autre. Dans les pays développés, elle se concrétise généralement par une éducation "nationale", publique, obligatoire et laïque. Cette vue n'est que la portion congrue de la nature de l'éducation, son avatar sociologique. L'éducation au sens étymologique propose deux acceptions complémentaires. Éduquer veut dire d'abord "nourrir, prendre soin de". Il est évident que le petit enfant, au départ, doit être nourri physiquement et intellectuellement. Plus largement on doit pouvoir lui permettre d'entrer dans toute la complexité de sa culture et des cultures du monde. Mais cette acception va plus loin encore. "Prendre soin de l'être" disait Philon d'Alexandrie. "Nourrir la vie" (le Qi, l'énergie) soulignaient les Anciens Chinois. Éduquer, sous cet angle, consiste à accompagner le sujet vers une autonomie d'existence où il trouvera les moyens d'accomplir cette prise en compte de son élan vital. Éduquer, c'est également "conduire hors de". L'éducateur suggère, sans imposer, au sujet d'autres voies que les sentiers battus de tous temps. Il lui fait entrevoir d'autres possibilités de vie que ceux dont il est l'objet et non le sujet autonome. C'est l'ouverture sur l'esprit critique. La pensée occidentale, de ce point de vue, à joué un rôle essentiel. En Orient, la tendance est de s'inscrire dans un ordre social censé refléter l'ordre cosmique. L'harmonie universelle préétablie et humanisée réduit considérablement les possibilités de critique. L'"art du détour" permet de nuancer la fonction conflictuelle de toute vie sociale. L'éducation est avant tout une transformation du regard que l'on porte sur soi-même, les autres et le monde. Un nouveau regard qui change tout en nous permettant d'accéder à un niveau différent de réalité. Elle suppose une lente maturation, un processus de travail sur soi-même qui inclut un effort persévérant. Elle ne va pas sans l'accompagnement d'autrui. L'autre dans l'éducation dépasse largement la catégorie des enseignants et englobe tous les éducateurs du banal et du quotidien, de la famille aux amis et aux relations. Un objet, matériel ou symbolique, un élément naturel, un animal, une fleur, un paysage peuvent même être éducatifs, pour celui qui sait "apprendre". Un sourire, une grimace, un regard différent, un cri suscitent une réflexion éducative. "L'éducation tout le long de la vie" est constituée d'une kyrielle ininterrompue de faits, d'événements, de rencontres qui entrent dans le processus "apprendre". Les ruptures de vie, en particulier, sont particulièrement éclairants en éducation. Comme l'idéogramme chinois le propose, la "crise" s'ouvre sur, à la fois, un danger et une opportunité, dans le cours du changement dans le "procès" du monde. L'éducation réussie permet au sujet de rester fluide face à toute crise. Apprendre au fond de soi Réné BARBIER 2005 Texte sur site www.arianesud.com 2 La sagesse, toujours inachevée, est le résultat de l'éducation. On peut la définir comme une véritable spiritualité laïque. Il s'agit bien d'une spiritualité, c'est à dire un dépassement de la dimension individuelle et collective de toute existence humaine, sans pour autant, poser l'existence nécessaire d'un Dieu transcendant. Le bouddhisme philosophique est une expression de cette sagesse. Mais il requiert encore une organisation religieuse (temples, moines, rituels etc). La philosophie de Krishnamurti, sans dieu explicite, sans rituels, sans maître spirituel, paraît être mieux appropriée à ce que j'entends par sagesse. La transmission de savoirs est nécessaire mais insuffisante. Elle permet de socialiser le sujet dans sa culture, mais, en même temps, elle le conditionne d'une façon inconsciente. L'éducation consistera, paradoxalement, à transmettre des savoirs et à remettre en question tout savoir dans son impérialisme à vouloir tout expliquer. L'éducation s'ouvre sur une relation d'inconnu, alors que le savoir enferme dans une certitude rassurante. "Apprendre" est la clé qui ouvre le savoir pluriel sur l'incertitude de ses fondements, sans jeter le bébé avec l'eau du bain. Le changement permanent de tout ce qui paraît stable et immuable constitue le fondement de toute sagesse. L'éducation commence vraiment lorsque le sujet a pris conscience qu'il est mouvement, changement. Il est changement parce qu'il a constaté, enfin, un jour, que rien ne résiste au temps, que tout se transforme. Lui- même ne fait pas exception. Il vieillit, il tombe malade, il meurt. Le jeune prince Gautama Sakyamuni en a éprouvé les affres lors de la sortie de son palais royal en rencontrant une vieillard, un malade, un mort et, plus tard, un ascète. Tout être humain fait, tôt ou tard, cette expérience. Beaucoup la recouvre par des amusements mondains et tentent de l'oublier au profit d'une idéologie de la jouissance qui dissimule mal la fin du désir. Quelques uns la prennent à la lettre et débouchent sur un chemin de l'intérieur qui à la fois les approfondit et les gravifie. Ce sont de ces derniers dont je veux parler. L'éducation, pour ce type de sujets, devient une pièce maîtresse de leur existence. Elle dure "tout au long de la vie" comme on dit aujourd'hui. Le sujet prend conscience de ce que veut dire "apprendre". Il ne s'agit pas simplement d'acquérir des savoirs, des savoirs faire, des savoirs exister, pour entrer dans la communauté humaine et sociale. Apprendre implique bien plus que cela. Une aptitude à saisir, dans chaque circonstance de la vie, à chaque instant, le jeu de la naissance et de la mort de toute chose, de tout événement, en soi comme dans son environnement. Apprendre ouvre l'esprit sur le devenir permanent du monde et, du même coup, sur l'impermanence de ce qui semble le plus stable, le plus sûr. Ce "saisissement" et ce "discernement" du surgissement et de l'évanouissement de ce qui "advient" est la propre même du processus "apprendre". Il met en œuvre chez le sujet, un sens intuitif, une imagination active, une faculté raisonnante, une affectivité impliquée, une ouverture à l'imprévu. Le corps est concerné au même titre que l'intellect. Apprendre, c'est saisir et discerner le bouillonnement des choses du monde à l'intérieur de soi. L'éducation peut être considérée comme le dispositif le plus pertinent, à un moment donné et dans un contexte spécifique, pour que le sujet puisse "apprendre" par lui-même. On voit qu'il ne s'agit pas de "transmettre" je ne sais quel objet de connaissance, mais de permettre à l'élève d'entrer dans l'apprendre en découvrant et en inventant ce que le monde lui impose dans sa confrontation immédiate. L'éducation est ce qui fait dialoguer le sujet et le réel. Sous cet angle, l'éducateur est un artisan de la relation. Il sait écouter le mouvement de l'apprendre chez son élève de telle sorte qu'il lui offre, sans cesse, des possibilités d'aller plus loin pour comprendre. L'éducateur n'est pas un capitaliste du savoir mais un improvisateur de dispositifs pédagogiques. Il sait tenir compte du contexte et des innombrables interactions qui influencent la réussite ou l'échec de toute pédagogie. On peut dire qu'il utilise des "moyens habiles", comme disent les bouddhistes, pour que son élève avance à l'intérieur de lui-même, vers cette métamorphose où il rencontrera le fond sans fond de toute chose. Apprendre au fond de soi Réné BARBIER 2005 Texte sur site www.arianesud.com 3 Car l'éducation, par l'apprendre, vise la déconstruction de l'établi, de l'affirmé, du stable, du durable, c'est à dire sur le plan psychosociologique, de l'identité socialement instituée. L'éducation est la décomposition des rôles et des statuts. Le raclage systématique de notre imaginaire de maîtrise et de pouvoir. Ce processus d'identification, on le sait, a commencé fort tôt : dès le stade du miroir dont parle Jacques Lacan. Immédiatement, la réunification de l'être s'est effectuée par le biais de l'aliénation à l'image de soi dans le regard de l'autre. Personne ne peut sortir de cette impasse sans une "révolution du silence" (Krishnamurti) qui change les données du problème. Elle nous fait toucher du doigt le moment même où notre identité s'est constituée, pour la première fois, dans l'imaginaire. Elle nous ramène là où rien n'était : de l'autre côté du miroir où la mort est débout à cheval sur le vide. A ce stade l'apprendre devient incandescent. Le sujet n'accepte aucune réassurance illusoire. Il se laisse emporter par le "voir". Son savoir acquis éclate comme des bulles de savon dans le soleil. Rien ne résiste à l'implosion. Aucune route n'est sûre. L'incertitude règne en maître. C'est le moment, dans l'apprendre, de saisir le non-agir, le non-vouloir, la non-maîtrise, le non-projet. C'est l'instant du deuil et du seuil. C'est l'ouverture sur le OUI, l'acceptation radicale de ce qui est. Peut-être qu'un "je ne sais quoi" et un "presque rien" deviendront lumière pour le sujet ? Un papillon se pose sur une branche morte et tout est dit. Le regard voit autrement le devenir du monde, d'une manière définitive. On est souvent étonné du changement d'attitude et de comportement des sujets qui vivent cet état. Ils paraissent étranges et font un uploads/Philosophie/ apprendre-au-fond-de-soi-par-rene-barbier.pdf

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