Raymond Aron Introduction à la philosophie de l'histoire Essai sur les limites
Raymond Aron Introduction à la philosophie de l'histoire Essai sur les limites de l'objectivité historique complétée par des textes récents Gallimard A André Malraux et Eric Weil Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. © Éditions Gallimard, 1948, et 1981 pour la présente édition augmentée. INTRODUCTION Le titre de cet ouvrage risque d'induire en erreur le lecteur qui identifierait la philosophie de l'histoire et les grands sys- tèmes du début du xixe siècle, si décriés aujourd'hui. Quant au sous-titre, il marque plutôt le point de départ que le point d'arrivée de notre recherche et, lui aussi, prête à équivoque. Il ne sera donc pas inutile d'indiquer brièvement l'objet et le plan de notre travail. Tout d'abord il va sans dire que le mot objectivité ne doit pas être entendu au sens vulgaire. Nous faisons abstraction des préférences individuelles de l'historien, nous considérons, pour ainsi dire, un historien idéal. Objectivité ne signifie pas impar- tialité, mais universalité. Etant donné un certain état de nos connaissances expérimentales, une loi physique s'impose à tous. Peut-on prêter la même validité, en fonction d'un cer- tain état de l'érudition, à une reconstitution historique? Nous excluons de notre enquête tout ce qui touche à l'éta- blissement des faits et à la critique des textes. Nous admettons par hypothèse le caractère rigoureusement scientifique de ces démarches préliminaires. Pour reprendre des expressions commodes, notre étude porte sur la seule synthèse (choix, interprétation, organisation des matériaux). Nous laissons également de côté la mise en œuvre artistique, les problèmes de l'expression. Nous supposons le récit réduit à une série de jugements enchaînés. Nous ne méconnaissons pas à quel point une telle fiction s'éloigne de la réalité, mais nous ne la croyons pas moins légitime; tacitement acceptée par presque tous ceux qui ont traité de la méthodologie, elle est indispensable dès que ro Introduction à la Philosophie de l'Histoire l'on pose, à propos de l'histoire ou des sciences sociales, la question de la vérité. Il est vrai que l'on mettra en doute la nécessité d'une telle question. On objectera qu'empruntée à des préjugés scolaires, elle est étrangère à l'histoire authentique, qu'elle risque d'en défigurer la nature. Remarquons d'abord que notre propos n'est pas de mesurer le savoir historique à un critère a priori. Nous ne tâchons pas de le ramener à un type de science proclamé à l'avance seul véritablement scientifique. Tout au contraire, nous suivons le mouvement naturel qui va de la connaissance de soi à celle du devenir collectif. Nous utilisons une méthode descriptive ou, si l'on veut, phénoménologique. Nous n'isolons jamais la science de la réalité, puisque aussi bien la conscience que l'homme prend du passé est un des caractères essentiels de l'histoire elle-même. Quant à la question précise des limites de l'objectivité, elle se confond avec la question critique ou transcendantale. Mais, au lieu de la formule kantienne : « A quelles conditions une science historique est-elle possible? », nous nous demanderons : « Une science historique universellement valable est-elle pos- sible? Dans quelle mesure l'est-elle? » Faute d'une science historique dont l'existence serait indiscutée, nous substituons la recherche des limites à celle des fondements. (Nous avons ailleurs dégagé cette interrogation d'une critique de quelques théories de l'histoire d'auteurs allemands.) Mais, dira-t-on, le danger d'arbitraire ne se trouve pas écarté. L'analyse transcendantale est-elle adaptée à la structure de l'objet historique? On pourrait en douter, en effet, et nous nous efforcerons même de montrer que, telle du moins qu'elle a été pratiquée par l'école de l'Allemagne du Sud-Ouest, cette ana- lyse ne permet pas de résoudre les problèmes décisifs de la philosophie historique. Mais la question que nous avons posée, en dépit de sa forme traditionnelle, vise le point central d'une théorie de l'histoire, elle n'implique ni préjugé, ni postulat, elle traduit le doute par lequel passe inévitablement l'individu qui réfléchit sur sa situation d'être historique qui veut devenir historien. La vérité scientifique se détache de la conscience qui l'a éla- borée puisque, à un certain degré d'approximation, elle vaut éternellement. En va-t-il de même pour la reconstitution his- Intrnduction torique? L'historien ne s'exprimc-t-il pas, lui-même et son époque, dans sa vision du passé? Est-ce l'homme d'un temps ou un moi t r a n s c e n d a n t qui est le sujet de cette science? Cette dernière est-elle séparable de toute philosophie? N'est-elle pas solidaire du présent historique et condamnée à changer avec lui? En d'autres termes, nous nous demandons si la science historique, comme les sciences de la nature, se développe selon un rythme d'accumulation et de progrès ou bien si, au contraire, chaque société récrit son histoire parce qu'elle se choisit, recrée son passé. Notre étude se déroule simultanément sur trois plans que nous appelons, pour simplifier, épistémologique, transcendanlal, philosophique. A aucun moment, nous n'entrons dans l'examen des méthodes spéciales, nous tâchons de démontrer les propositions les plus générales à partir desquelles on développerait une méthodo- logie (en fait les méthodes sont si variées selon les époques, les pays, les individus, qu'un autre livre serait nécessaire pour aller des principes aux applications). Néanmoins, le plan du livre, les paragraphes les plus nombreux relèvent d'une théorie de la science. La deuxième et la troisième section étudient les deux procédés fondamentaux de la pensée historique, la com- préhension et l'explication causale, la quatrième section est une tentative de synthèse, elle porte sur la saisie des ensembles, sur les reconstitutions globales. Entre l'épistémologie et la critique, nous ne faisons pas de distinction rigoureuse puisque l'une et l'autre sont une réflexion sur l'acte de la science, une description de la réalité et de la connaissance que nous en avons. Néanmoins, certains paragra- phes, secondaires au point de vue de la méthodologie, par exemple ceux qui concernent la construction du fait, la compréhension des idées, la dissolution de l'objet, sont décisifs au regard de l'analyse transcendantale. De plus, et là est l'essen- tiel, le rapport des sections II et III change selon que l'on se place sur le plan de l'épistémologie ou de la critique : sur le premier, les deux sections sont coordonnées, elles ont pour thèmes la compréhension, démarche première et spontanée, et la causalité, forme plus élaborée d'interprétation; sur le deuxième au contraire, la section II suit la constitution des 12 Introduction A la Philosophie de l'Histoire domaines, la section III suppose les domaines constitués et considère l'organisation des rapports nécessaires. Celle-là est, partiellement au moins, en deçà du travail scientifique, elle dégage les postulats et les hypothèses dont les savants ont à peine conscience. Description de la connaissance et analyse transcendantale sont constamment sous-tendues par une recherche philoso- phique qui est la raison d'être du livre. Dans la section I, nous définissons l'histoire humaine par opposition à l'histoire natu- relle et nous mettons en lumière le fait premier que l'histoire est pour l'homme non pas quelque chose d'extérieur, mais l'essence de son être. Toutes les analyses qui suivent sont dominées par cette affirmation que l'homme n'est pas seulement dans l'histoire, mais qu'il porte en lui l'histoire qu'il explore. Dans cette perspective, le livre est dominé par les deux para- graphes qui commencent la section II et par ceux qui achèvent la section IV. Je me découvre, moi parmi les autres et dans l'esprit objectif, je reconnais l'histoire-objet comme le lieu de mon action, l'histoire spirituelle comme le contenu de ma conscience, l'histoire totale comme ma propre nature. Je me confonds avec mon devenir comme l'humanité avec son histoire. Notre travail va donc simultanément des procédés élémen- taires de la science à la saisie globale, de la constitution des domaines à l'organisation de l'expérience causale et du récit total, de la connaissance de soi à celle du passé et au retour à soi. La théorie du savoir entraîne une théorie de la réalité, elle aboutit à une certaine manière de philosopher; en réfléchissant sur l'historien, le philosophe réfléchit sur lui-même, il aperçoit son historicité, encore qu'il ne renonce pas à l'effort pour la surmonter. Selon que l'on envisage l'un ou l'autre de ces plans, l'idée des limites de l'objectivité prend une valeur différente. Au point de vue épistémologïque, nous cherchons à distinguer les démarches rigoureusement objectives, soumises aux seules règles de la logique et de la probabilité, des démarches subjectives, qui expriment une individualité ou une époque. Distinction décisive contre le positivisme, puisqu'elle permet de tracer les frontières du savoir universellement valable et de réserver, au-delà de la science, les droits non de la croyance mais de la philosophie. Introduction i3 La section III, par exemple, montre l'impossibilité d'une science historique ou sociale qui serait purement causale, du fait que le déterminisme fragmentaire appelle une synthèse. Bien plus, en deçà de la science ou immanentes à elle, les décisions philo- sophiques ou volontaires interviennent dans la construction des termes, la sélection des faits, l'interprétation des ensembles. La connaissance scientifique reste inséparable des hommes vivants et de leur histoire. Droits de la philosophie, historicité de la connaissance appa- raissent plus nettement encore sur le plan transcendantal. L'histoire d'un uploads/Philosophie/ aron-r-introduction-a-la-phi-lo-sophie-de-l-histoire.pdf
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- Publié le Aoû 01, 2022
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