Claude Lévi-Strauss ou La Structure et le Malheur Le fait est désormais inconte
Claude Lévi-Strauss ou La Structure et le Malheur Le fait est désormais incontestable : l'œuvre anthropologique de Claude Lévi-Strauss a bouleversé notre regard porté sur les cultures et les sociétés archaïques. Il n'est plus possible aujourd'hui de voir le monde primitif comme les ethnologues nous le montraient il y a encore quelques décennies, telle une image trouble et vacillante de notre propre passé. Et rien que cela déjà confère à son travail la grandeur et la dignité d'un monument de la pensée sur lequel nous devons en permanence revenir. Mais il y a plus encore : dans le cadre de sa recherche, Claude Lévi- Strauss nous aura aussi enseigné un certain art de comprendre les hommes, leur milieu, les mystères de leur imaginaire... donc une manière de vivre entre nous, parce que nous savions reconnaître chez les autres autant de valeur que nous nous en accordions à nous-mêmes. En d'autres termes il nous aura aussi délivré l'alphabet d'une morale : précisément l'un des axes que parcourt ici Catherine Clément, preuve que sa lecture dépasse infiniment le simple commentaire d'une pensée. Comme on avait pu s'en aviser dans Vies et légende de Jacques Lacan : la rencontre d'une philosophe douée avec une œuvre forte engendre toujours un traité qui explique autant qu'il continue l'univers intellectuel sur lequel il s'appuie. De l'anthropologie donc. Et sans attendre la référence au maître ouvrage de Lévi-Strauss, Tristes Tropiques. Ce n'est pas lui qui fut premier. Pourtant, aux yeux du grand public c'est lui qui imposa le penseur. Les Structures élémentaires de la parenté, qui l'avait chronologiquement précédé, étude minutieuse et novatrice des lois qui régissent la formation des couples à l'intérieur des sociétés, fut d'abord reçu par les spécialistes. Simone de Beauvoir notamment lui consacra une longue recension dans « Les Temps modernes ». Mais Tristes Tropiques ouvrit l'audience. Un livre étrange, sur lequel Catherine Clément réfléchit longuement, parce qu'il est à la fois le document exemplaire d'un chercheur qui examine sa discipline, la questionne, l'évalue, et une espèce de roman d'apprentis- sage où un intellectuel raconte les étapes de sa formation, s'interroge sur lui-même, sur le sens de son travail. Livre de métier et journal intime. Livre annonciateur de ce qui suivra, tant de Y Anthropologie structurale, de La Pensée sauvage, que des Mythologiques et de La Potière jalouse. Au cœur de l'entreprise, une constante : isoler les structures d'ordre qui régissent le monde sauvage. Sa culture, ses formes d'organisation sociale, son imaginaire, sa pensée. Tout, d'ailleurs, s'inscrivant dans un ensemble complexe mais cohérent. Et c'est ainsi que les diverses (Suite au verso.) composantes de l'édifice straussien peuvent s'articuler les unes par rapport aux autres selon une logique irréfutable. Les Structures élémentaires de la parenté définissent la méthode structurale, montrant qu'elle revient pour l'essentiel à « identifier et isoler les niveaux de réalité (...) qui peuvent être représentés sous forme de modèle ». Sous les règles sociales, sous la loi d'alliance des sexes, agit une infrastructure inconsciente susceptible d'être mise au jour. Et à l'arrivée on obtient une vision claire des systèmes de parenté pour lesquels « il n'y a que trois structures possibles; les trois structures se construisent à l'aide de deux formes d'échange; et ces deux formes d'échange dépendent elles-mêmes d'un seul caractère différentiel, à savoir le caractère harmonique ou dysharmonique du système considéré ». Le tout sanctionné par cette découverte décisive : que « l'appareil imposant des prescriptions et des prohibitions pourrait être, à la limite, reconstitué a priori en fonction d'une question et d'une seule : quel est, dans la société en cause, le rapport entre la règle de résidence et la règle de filiation ». Autrement dit, avec Les Structures élémentaires Lévi-Strauss forge les instruments conceptuels qui nous autoriseront désormais à pénétrer le cœur des formations sociales, pour en percevoir ce qui est comme leur vérité cachée : les formes mystérieuses de la culture qui disciplinent l'homme, sans qu'il s'en aperçoive. Une leçon de lucidité. Et puis il y a l'autre pôle de l'œuvre, Les Mythologiques. La fantastique plongée dans la « pensée sauvage ». L'écoute de ses rumeurs, de ses leçons. La découverte de sa conception du monde. Un univers surprenant de pertinence et d'intelligence des choses qui pourrait en remontrer à toutes nos sciences et à tous nos savoirs. Une fresque admirable qui porte sur les mythes d'Amérique et restitue comme une sorte d'Odyssée de l'Esprit. Histoires multiples pour raconter l'avène- ment de l'humanité, le passage de la nature à la culture, l'invention des arts et des techniques, la mise en place des ordres du pouvoir, ou la constitution d'une image de l'homme. En fait, un travail titanesque qu'est venu récemment épauler la publication de La Potière jalouse. A partir duquel nous pouvons, comme nous y invite ici Catherine Clément dans des pages lumineuses, accéder à une sagesse, à une sérénité nou- velles. Une œuvre pour méditer, une réflexion à ruminer. L'anthro- pologue Lévi-Strauss a œuvré en philosophe : sa pensée a perturbé la tranquille assurance des sciences humaines. Il fallait le dire. Il fallait le montrer. Catherine Clément s'y est employée, magistralement. CATHERINE CLÉMENT Claude Lévi-Strauss ou La Structure et le Malheur Edition revue, corrigée et augmentée SEGHERS Paru dans Le Livre de Poche : LA SULTANE. VIES ET LÉGENDES DE JACQUES LACAN (Biblio/Essais). © Éditions Seghers, 1970, 1974. © Librairie Générale Française pour la première partie, 1985. « Tout à la fois ensemble et séparés, comme doivent être le soleil et la lune... » L'Origine des manières de table, p. 157. Dessin inédit de Lévi-Strauss, après l'accident raconté dans Tristes Tropiques : «... Nous passions le petit déjeuner à contempler Vellard extrayant quelques esquilles de la main d'Emydio et la reformant à mesure. Ce spectacle avait quelque chose d'écœurant et de fascinant ; il se combinait dans ma pen- sée avec celui de la forêt, pleine de formes et de menaces. Je me mis à dessiner, prenant ma main gauche pour modèle, des pay- sages faits de mains émergeant de corps tordus et enchevêtrés comme des lianes. » PREMIERE PARTIE LA BONNE DISTANCE 1. Portrait de l'ethnologue en Cyrano de Bergerac Le plus grand anthropologue du monde, universelle- ment reconnu, est un savant parfait, un sage dominant les passions de ses contemporains. De sa propre société, il a adopté les rites les plus établis : professeur au Col- lège de France, l'une des plus anciennes institutions fran- çaises, Claude Lévi-Strauss est membre de l'Académie française, dont il suit, dit-on, avec un soin jaloux les séances de travail sur le dictionnaire : la langue est son royaume, dont il maîtrise les formes dans un style clas- sique inégalable, où les traces du rythme ample et bal ancé légué par la tradition rhétorique la plus pure se lisent à travers toute son œuvre. Il ne s'engage que rare- ment : et, s'il signe une pétition publique, ce peut être pour protester contre le délabrement d'une antique ins- titution, la Bibliothèque Nationale, tant il est vrai que le patrimoine représente un de ses attachements les plus sûrs. Sa première figure, la plus extérieure, est celle d'un Grand Totem institutionnel. Mais il aime, passionnément, les forêts et les arbres : chez lui, à Lignerolles, aux confins de la Champagne humide, il n'aime pas qu'on coupe les branches des siens. Cet homme qui fut l'un des premiers à établir une vraie théorie de la culture est un amoureux de la nature, en ce qu'elle a de sauvage, de total. Son peintre préféré demeure Poussin, et de Poussin, « Paysage avec Orion aveugle ». Un géant porte sur d'immenses épaules un petit homme enveloppé de nuages ; des pics se dessinent à l'horizon de la toile, des arbres aux frondaisons infinies envahissent le ciel. C'est l'intimité avec le monde végé- tal ; c'est l'âme de l'Amérique indienne, celle-là même de notre héros : la petitesse nue de l'humanité s'y mesure à 11 la démesure de la nature ; le mythe les enlace tous deux sous la figure médiane d'un géant aveugle, mais c'est l'homme qui guide les pas de l'aveugle. La passion se lit dans le souffle invisible du vent, les pas du géant font résonner la terre : Claude Lévi-Strauss est aussi un amoureux de la musique et un fervent de Wagner. Le romantisme rejoint l'âme indienne, le dénuement des hommes se confronte sans cesse aux forces les plus redoutables : combat sans fin. La seconde figure de l'eth- nologue est celle, plus secrète, d'un passionné de la vie. Il lui arriva de décrire le catalogue de ses goûts per- sonnels, dans un moment où il réfléchissait sur l'objec- tivité de l'ethnologie, pour expliquer précisément que l'ethnologue appartenait aussi à sa propre culture, qui le détermine de part en part. Il aime le portail de Chartres, l'art maya et olmèque, la plastique mélanésienne, le bouddhisme, Mozart ; il n'aime pas la musique de jazz, les masques africains, Lourdes, Lisieux, les temples de l'Inde et l'art aztèque, trop totalitaire1. Au-delà du jeu, se des- sine un clivage cohérent. D'un côté la uploads/Philosophie/ catherine-clement-levi-strauss-ou-la-structure-et-le-malheur.pdf
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- Publié le Oct 31, 2021
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