Le corps sans organes chez Deleuze, Ateliers sur l’Anti-Œdipe, Métispresses, 20

Le corps sans organes chez Deleuze, Ateliers sur l’Anti-Œdipe, Métispresses, 2008, Pierre Montebello Qu'est-ce que le corps sans organes chez Deleuze (CsO) ? Passer des différences liées aux différences libres, d’une vie finie à une vie infinie, est l’épreuve même qui définit le CsO. Le CsO n’a rien de théorique. C’est un exercice, on se fait un CsO, on s’y engage par un exercice de neutralisation, de déstratification, premier moment d’une ascèse. On va toujours au CsO par neutralisation : neutralisation de l’énergie liée, de la pensée liée, de l’image liée. Neutralisation de la libido Erotique, de l’Analogie, de la Narration et du Cliché. Soit la différence est liée à la libido, soit elle l’est au concept, soit elle l’est à l’image. C’est comme si l’énergie psychique, la perception esthétique et la réflexion philosophique étaient d’abord bloquées, entravée, arrêtées : des perceptions esthétiques sont d’abord des clichés, les concepts philosophiques s’inscrivent dans une tradition métaphysique fermée, la libido est psychologiquement fixée au moi. Affects, percepts, concepts sont arrimés à une structure statique (Moi, Historia, Métaphysique), prisonniers et immobilisés. Depuis Différence et répétition et Logique du sens, Deleuze a bien compris la nécessité de neutraliser les effets de ces structures. Il invoque alors un « être neutre » contre l’être équivoque de la métaphysique, ou un sens « neutre » face aux propositions. Toujours une forme de « neutralité » fait irruption dans sa philosophie qui joue le rôle de mise à distance, de suspension, d’épochè, mais pas du tout en un sens phénoménologique, pas du tout au sens d’une réduction. S’il apparaît de plus en plus clairement que toute opération de libération doit commencer par une neutralisation, ce n’est pas parce qu’une réduction en serait la condition comme mise entre parenthèse du réel, mais plutôt que la neutralisation est l’unique condition pour que nous soyons nous-mêmes le lieu d’une production réelle dans le réel. C’est une telle production que le CsO rend possible dans les secteurs de la psychologie, de l’esthétique et de la philosophie. Dès Logique du sens une profonde correspondance a ainsi été établie entre « neutralité et productivité » : c’est parce que le sens est neutre que justement il produit dans le réel.1 Ce paradoxe essentiel doit être étendu à toutes les manières de se faire un CsO, schizophrénique esthétique, philosophique. Le CsO est fondamentalement « neutralité et productivité », ascèse et production. 1 LS, p. 122. Le corps sans organes chez Deleuze, Ateliers sur l’Anti-Œdipe, Métispresses, 2008, Pierre Montebello Le CsO est sans doute aussi le paradoxe des paradoxes, le paradoxe qui rend possible les autres paradoxes, parce qu’il est exercice, ascèse, volonté de dépasser une forme d’organisation signifiante, corporelle, sociale, mais sur soi, en soi. D’où la primauté de l’expérience schizophrénique. Logique du sens a préparé la question du corps sans organes (« le corps supérieur ou corps sans organes d’Antonin Artaud ») pour en faire le lieu d’une production physique. 2 Ce livre distingue en effet « l’organisation de surface secondaire » où le sens est la frontière incorporelle qui sépare les corps physiques et les mots sonores, et l’ordre « primaire de la schizophrénie » quand il n’y a plus de surface des corps, plus d’événements idéaux, mais seulement un « corps-passoire », une « profondeur béante » : « Tout est corps et corporel. Tout est mélange de corps et dans le corps, emboîtement, pénétration. Tout est de la physique… » 3 La physique schizophrénique passe alors au premier plan. L’important est de savoir pourquoi ? Donnons une réponse très large, il semble bien en effet que ce soit un problème très large qui soit posé. Le « corps sans organes » ne pose d’autre question, mais combien difficile et immense, que celle de la « coextensivité de l’homme et de la nature ».4 Dans la schizophrénie, l’homme coextensif à la nature n’est pas une possibilité abstraite, c’est une réalité. C’est en tout cas sur cette affirmation que s’ouvre L’Anti-Œdipe après Logique du sens : « Il n’y a pas de distinction homme-nature ». Plus encore, ajoute ce texte : « L’essence naturelle de l’homme et l’essence humaine de la nature s’identifient dans la nature comme production ou industrie, c’est-à-dire aussi bien dans la vie générique de l’homme. L’industrie n’est plus prise alors dans un rapport extrinsèque d’utilité, mais dans son identité fondamentale avec la nature comme production de l’homme par l’homme ». Ainsi, l’homme et la nature ne s’opposent pas, ni non plus le sujet et l’objet, l’industrie et la physis, la production et la naturalité. Au contraire, il n’y a de nature que comme production désirante, et de désir humain que dans la nature, homo natura. En raison de son identité essentielle avec la nature, l’homme non séparé, non isolé, non abstrait « est touché par la vie profonde de toutes les choses », « chargé des étoiles et des animaux mêmes ». La schizophrénie est le signe universel de cette identité, 2 Ibid., p. 110. L’expression « Corps sans organes » est d’Antonin Artaud (émission radiophonique de 1947 : « Pour en finir avec le jugement de Dieu »). Deleuze cite ce texte de 1948, in 84 : « Pas de bouche Pas de langue Pas de dents Pas de larynx Pas d’œsophage Pas d’estomac Pas de ventre Pas d’anus Je reconstruirai l’homme que je suis » (note p. 108). 3 Ibid., p. 106. 4 AO, p.68 Le corps sans organes chez Deleuze, Ateliers sur l’Anti-Œdipe, Métispresses, 2008, Pierre Montebello « l’universel production primaire comme ‘réalité essentielle de l’homme et de la nature’ ».5 1) Vie et mort Le premier texte de L’Anti-Oedipe qui mentionne le CsO traite de la production désirante : les machines désirantes fonctionnent selon un régime associatif binaire, elle sont production d’actions et de passions, couplage de flux et d’objets partiels. Pourquoi le CsO apparaît-il alors ? Pourquoi est-ce que « les automates s’arrêtent et laissent monter la masse inorganisée qu’ils articulent » ?6 On ne peut comprendre cet « arrêt » sans se rapporter d’abord à l’expérience schizophrénique. L’article de l’Encyclopedia Universalis consacré à la schizophrénie, et rédigé par Deleuze, nous donne de précieux éclaircissements. Il commence par nous expliquer la machine désirante schizophrénique puis évoque l’« arrêt » qui correspond à la « stupeur catatonique où toutes les machines semblent arrêtées et où le schizophrène se fige dans de longues attitudes rigides qu’il peut conserver des jours ou des années »7. Dans l’expérience « schizo » (Artaud, Schreber…), continue l’article, « l’ennemi c’est l’organisme ». L’anti-Œdipe avance pareillement : « On dirait que les flux d’énergie sont encore trop liés, les objets partiels encore trop organiques (…). Les machines désirantes nous font un organisme ; mais au sein de sa production, dans sa production même, le corps souffre d’être ainsi organisé, de ne pas avoir une autre organisation ou pas d’organisation du tout ».8 Dans l’apparition du CsO, il y a donc d’abord cet événement concret de lutte contre l’organisme qui impose organisation, totalisation, intégration des organes. L’énergie du désir est trop liée, les objets du désir trop organiques. L’anti- Œdipe parlera de « conflit» initial entre l’organisme (les organes organisés), et le désir d’être sans organisation (d’être un corps sans organes). Deux tendances en résultent. Soit le CsO « dénonce » ces organes comme des « appareils de persécution », d’où la «répulsion des machines désirantes par le CsO » et leur 5 Ibid., p. 11 et note p. 10 : ce sont les Manuscrits de 44 de Marx qui servent ici à asseoir « l’identité Nature- Production ». 6 Ibid., p. 14. 7 Encyclopedia Universalis, 1985, article « Schizophrénie ». 8 AO, p.14. Le corps sans organes chez Deleuze, Ateliers sur l’Anti-Œdipe, Métispresses, 2008, Pierre Montebello « refoulement originaire ». C’est la « forme paranoïde » de la schizophrénie.9 Soit à l’inverse, sous l’attraction du CsO les organes se mettent aussi à fonctionner sans être organisés comme s’ils étaient « miraculés » par le CsO : ainsi « la liaison bouche- anus-poumon de l’anorexique ». C’est la forme « miraculante ou fantastique du CsO ». Ici, le CsO fait fonctionner les organes sous « un autre régime que celui de l’organisme ».10 En suivant ces textes, il est très clair que l’expérience schizophrénique fournit la base de compréhension du CsO à l’œuvre dans L’anti- Œdipe : le CsO est l’improductif et le stérile dans le productif, l’arrêt dans le machiné, « l’instinct de mort » dans la vie, « le corps plein de la mort » comme « moteur immobile » du désir. Beaucoup de problèmes se posent ici. D’abord celui-ci : pourquoi le « nom » du CsO est-il « instinct de mort » ? Que faut-il entendre par instinct de mort ? S’agit-il de décrire des pulsions de mort qui tendent au repos absolu de l’anorganique et refouleraient les pulsions de vie, lesquelles tendent au contraire à organiser des unités vitales de plus en plus grandes ? S’agit-il de l’opposition entre Eros et Thanatos, entre désir de vie uploads/Philosophie/ quest-ce-que-le-corps-sans-organes-chez 1 .pdf

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