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4/30/2021 Animots | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-chimeres-2013-3-page-31.htm 1/9 Animots Manola Antonioli Dans Chimères 2013/3 (N° 81), pages 31 à 38 Article TOUT EN ÉTANT PEUT-ÊTRE MOINS VISIBLES que d’autres figures conceptuelles qui peuplent la pensée de Derrida, l’animal et l’animalité sont (au même titre que la « di÷férance », la « femme » et le « féminin », la « technique », l’« événement » ou l’« écriture ») des « mots de guerre » dont Derrida s’est toujours servi dans sa longue et patiente entreprise de déconstruction des oppositions de la métaphysique occidentale. L’animal surgit ainsi systématiquement au détour des longs commentaires que le philosophe consacre aux principaux textes de Heidegger, dont la remise en cause de l’humanisme n’échappe pas au partage qui lui est propre entre l’homme et l’animal [1]. Si l’animal a traditionnellement servi à définir négativement l’homme, remettre en cause ce partage signifie d’emblée remettre en cause la définition de l’animalité et de l’humain et les rapports qui les lient, étendre les domaines de l’humain en direction du non humain, mouvement qui chez Derrida (tout comme chez Deleuze et Guattari) accompagne un désir de redéfinition des rapports de l’humain avec d’autres déclinaisons du non humain (les artefacts, les produits de la technique). 1 La réølexion de Derrida autour de l’animal a acquis une toute nouvelle visibilité avec la publication des entretiens avec Élisabeth Roudinesco parus en 2003 [2] (dont le chapitre V est entièrement dédié à une réølexion sur les « Violences contre les animaux ») et après sa mort, quand Marie-Louise Mallet a édité dans l’ouvrage L’animal que donc je suis [3] un ensemble de textes essentiels consacrés à cette question, partout présente également dans l’édition posthume du séminaire « La bête et le souverain [4] ». Dans L’animal que donc je suis, Derrida développe longuement par ailleurs une parenthèse « zoo-auto-bio- 2 4/30/2021 Animots | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-chimeres-2013-3-page-31.htm 2/9 Porosité biblio-biographique » dans le cadre d’une décade de Cerisy consacrée à la question de « L’animal autobiographique », en rappelant toutes les circonstances dans lesquelles, depuis le début de son œuvre, l’animal est apparu dans ses écrits, de la critique du concept d’animal rationale dans sa lecture de Husserl jusqu’à une sorte de grouillement des figures animales (du singe qui apparaît dans « La main de Heidegger » au hérisson de « Qu’est-ce que la poésie ? »), dans la création d’une sorte de bestiaire personnel qui s’e÷force à tout moment d’éviter la fable en tant qu’apprivoisement anthropomorphique ou domestication moralisatrice de l’animalité, la réduction du discours sur l’animal à un discours de l’homme sur l’homme ; le lieu de l’animal dans ses écrits lui apparaît comme étant le lieu du « démonique ». Pour citer un autre philosophe passionné d’animaux, on peut rappeler que dans Diǟférence et répétition, Gilles Deleuze évoque le démonique au sujet d’une nouvelle répartition, nomade, des territoires de la pensée, dans laquelle on se distribue dans un espace ouvert sans limite précise, un espace plutôt « démonique » que « divin », puisque les démons sont des figures de l’intervalle, des êtres intermédiaires entre les hommes et les dieux, qui peuplent les espaces interstitiels et qui brouillent les frontières et les propriétés, qui ne disposent pas (comme les dieux) d’un domaine spécifique de l’existence où exercer leurs pouvoirs. Chez les deux auteurs, donc, l’animal apparaît comme une machine de guerre contre l’image traditionnelle de la pensée. 3 Dans l’avant-propos à L’animal que donc je suis, Marie-Louise Mallet souligne le fait que la présence insistante de la question de l’animal dans la pensée de Derrida dérive certainement d’un intérêt philosophique et profondément réøléchi pour le rôle joué par l’animal et l’animalité dans la tradition philosophique occidentale, mais aussi d’une « sensibilité particulière et vive, une certaine aptitude à se sentir en “sympathie” avec les aspects de la vie animale les plus méprisés ou oubliés par la philosophie [5] », d’où l’importance qu’il accorde à la question de la sou÷france animale. Il est important également de rappeler les deux sens (au moins…) du « je suis » du titre : le verbe être qui renvoie à l’être ou au devenir animal de l’homme et le verbe suivre, qui nous indique que quelque chose d’essentiel suit, se suit ou se poursuit à travers l’animal pour ce « je » qui excède à tout moment la première personne du philosophe, la dimension de « l’animal autobiographique » (pour se référer au titre d’une autre publication de et autour de Derrida [6]). 4 La question de l’animal, nous rappelle Derrida, est avant tout la question d’un « passage des frontières » entre l’homme et l’animal, la question d’une « porosité » essentielle, qu’il faut entendre dans toute sa complexité. Dans un ouvrage consacré aux liens entre 5 4/30/2021 Animots | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-chimeres-2013-3-page-31.htm 3/9 Le regard philosophie et architecture et à la « porosité » de l’habiter, le philosophe et théoricien de l’architecture Benoît Goetz nous rappelle en e÷fet que ce qui est « poreux » est ce qui donne accès, un passage, une voie de communication [7], ce qui renvoie à une traversée et qui entremêle fermeture et ouverture. Tout le travail de Derrida sur l’animal (comme sur beaucoup d’autres notions de la tradition philosophique) consiste à aménager des passages et des traversées (autre nom de l’expérience) entre des termes qui paraissent à première vue opposés (ici, l’homme et l’animal). L’animal est aussi le nom d’une altérité irréductible, que Derrida analyse à travers l’expérience de la nudité. La réølexion autour de l’animal s’enracine ainsi dans l’expérience sensible et autobiographique (sachant, par ailleurs, que chez Derrida l’autobiographie est toujours par essence une hétérobiographie) du malaise que le « je » (tout « je ») peut éprouver face au regard qu’un animal (ici le chat, animal par essence familier et énigmatique à la fois, jamais totalement « domestiqué », toujours prêt à franchir des seuils entre le dedans et le dehors, animal de frontière par excellence) peut porter sur sa nudité. Le thème de la nudité permet ainsi à Derrida de lier la question de l’animal à une autre dimension de la porosité, la dimension technique. La nudité est en e÷fet l’absence de vêtement, vêtement que nous sommes habitués à considérer comme le « propre » de l’homme, une des déclinaisons des « propres » de l’humanité que l’on a voulu toujours nier à l’animal et dont Derrida esquisse dans ces pages une liste non exhaustive (la parole, la raison, le logos, l’histoire, le rire, le deuil, la sépulture, le don, l’art). L’animal, privé de technique, être de nature et d’instinct, serait incapable de se sentir et de se voir nu, tout comme de voir et de ressentir la nudité de l’homme, être de culture et de technique, qui « s’invente un vêtement pour cacher son sexe ». 6 L’animal ne devrait donc avoir aucune sensibilité face à la nudité, et le malaise ressenti par le « je » humain serait donc totalement déraisonnable et injustifié. Ce malaise est ainsi la perception sensible de l’insu÷fisance de toutes les frontières traditionnellement établies entre l’humain et l’animal, la nature et la culture, le signe que l’existence animale (tout comme la rencontre du « je » avec l’animal) les transgresse et les met incessamment en question. Derrida insiste ainsi sur la réalité et la singularité du chat qui le regarde, sur la dimension sensible, non métaphorique, non littéraire, non poétique du regard que « son » chat porte sur lui, pour marquer (dit-il) « son irremplaçable singularité ». 7 Dans un autre contexte, Jean-Christophe Bailly écrit ainsi qu’« au commencement de toute considération sur les animaux, il y a ou il devrait y avoir la surprise, la surprise qu’ils existent [8] ». 8 4/30/2021 Animots | Cairn.info https://www.cairn.info/revue-chimeres-2013-3-page-31.htm 4/9 Dans les pages de Derrida, le lieu de cette « surprise » est la rencontre avec le regard de l’animal, confrontation avec une altérité irréductible qui n’est pas celle de l’autre homme, ni du « visage » levinassien (réservé au prochain en tant qu’homme ; ce serait plutôt la femme, chez Levinas, qui se situerait du côté du félin [9]). C’est autour de ce regard que Derrida conçoit ainsi un autre partage, une nouvelle frontière : celle entre les gens qui ont pensé l’animal sans jamais se « voir vus » par lui, souvent des philosophes, de Descartes, à Kant, Heidegger, Lacan et Levinas (« Les hommes de cette configuration, c’est comme s’ils avaient vu sans être vus, comme s’ils avaient vu l’animal sans s’être vus par lui : sans s’être vus nus par quelqu’un qui, du fond d’une vie dite animale, et non seulement par le regard, les aurait obligés de reconnaître, au moment de l’adresse, que cela les regardait [10] ») et ceux qui se voient et se savent « être vus » par des regards animaux. 9 C’est encore à partir de la confrontation directe et frontale avec ce regard ou ces regards que Derrida formule plusieurs hypothèses qui concernent toutes cette porosité essentielle entre l’homme et l’animal (ou mieux uploads/Philosophie/ article-animots.pdf

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