LE CROIRE, L’AUTORITÉ, LE LANGAGE L’ECCLÉSIOLOGIE IMPLICITE DE MICHEL DE CERTEA

LE CROIRE, L’AUTORITÉ, LE LANGAGE L’ECCLÉSIOLOGIE IMPLICITE DE MICHEL DE CERTEAU L’expérience intime à partir de laquelle Michel de Certeau n’a jamais rompu avec la Compagnie de Jésus, en dépit d’autres compagnonnages et de travaux qui auraient pu l’en détacher, est inaccessible à l’historien en l’absence d’archives, et il n’est pas sûr que l’accès à celles-ci suffise un jour à combler ce manque. On peut en revanche explorer dans ses textes la manière dont la question du « croire », celle de l’institution et celle de l’autorité, qu’il n’a cessé de reprendre tout au long de son itinéraire, y dessinent en creux une pensée paradoxale de l’appartenance à l’Église, régulièrement réinterrogée à l’épreuve de nouveaux outils, du fait sans doute de la conscience aiguë qu’avait Certeau de vivre le temps d’une crise des savoirs affectant l’ensemble du corps social, mais dont le catholicisme était à ses yeux la scène principale et le meilleur observatoire. Comment Michel de Certeau jésuite est-il présent dans l’œuvre de Michel de Certeau historien ? C’est la question que l’on se pose ici, à partir de deux textes sur le croire et la croyance, rédigés à la fin des années 1970 et publiés dans des collectifs d’universitaires 1. Il s’y exprime en historien, en linguiste et en anthropologue, sans y afficher nulle appartenance religieuse. En confrontant ces deux textes à quelques autres plus anciens, j’aimerais toutefois montrer comment Michel de Certeau, qui ne cessa de pérégriner dans le champ des savoirs, du e au e siècle, de l’érudition jésuite aux Annales, du séminaire de Jean Orcibal à celui de Jacques Lacan, de l’histoire à l’anthropologie, de la philologie à la psychanalyse, continua d’un lieu à l’autre à nourrir sa pensée d’une forme implicite d’ecclésiologie qui lui rendait encore pensable le fait d’avoir « la faiblesse de croire », selon le titre d’un de ses plus beaux textes. 1. Successivement Michel C, « Croire/faire croire », dans ., L’invention du quo- tidien, t. I, Arts de faire, Paris, 1980 (10-18, 1363), p. 299-316, et ., « Une pratique sociale de la différence : croire », dans Faire croire : modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle (table ronde organisée par l’École française de Rome en collaboration avec l’Institut d’histoire médiévale de l’université de Padoue, Rome, 22-23 juin 1979), Rome, 1981 (Coll. de l’École française de Rome, 51), p. 363-383. RHEF, t. 104, 2018, p. 353-368. 10.1484/J.RHEF.5.116892 L’institution du croire, à l’épreuve des sciences sociales Paru dans le premier volume de L’invention du quotidien, dont il est le treizième chapitre, le texte intitulé « Croire/faire croire » est la reprise, « avec des remaniements », d’un article publié en 1978 sous le même titre dans un livre collectif dirigé par Pierre Birnbaum et Jean-Marie Vincent 2. « Une pratique sociale de la différence : croire » conclut en 1981 le volume regrou- pant, sous le titre Faire croire, les actes d’un colloque tenu à l’École française de Rome en juin 1979, « pour lequel ce texte avait été préparé » 3. Les deux textes ont donc été rédigés à la fin des années 1970, quand s’achèvent le temps de l’utopie 68 et la première phase, enthousiaste et conflictuelle, de la récep- tion du concile Vatican II 4. Pour Certeau, c’est le moment de « l’exil améri- cain » : en 1978, il est élu professeur titulaire à l’université de San Diego, en Californie, où il enseignera jusqu’à son élection à l’École des hautes études en sciences sociales en 1984 5. Mais il se rend régulièrement aux États-Unis depuis 1970 pour y enseigner, et c’est là sans doute qu’il a pris connaissance des travaux récents de l’école de philosophie analytique sur le rapport entre croyance, connaissance et langage. Cette question de la croyance, des modali- tés qui la rendent efficace et de leurs limites, est abordée différemment dans les deux articles, mais dans une perspective marquée pour l’un et l’autre par cette philosophie du langage. « Croire/faire croire » (1978-1980) La croyance, ou plutôt « le croire », devrait-on dire, même si Certeau hésite davantage sur les termes que ne le laissent entendre les titres des articles. « À titre de première approximation, écrit-il, j’entends par ‘‘croyance’’ non l’objet du croire (un dogme, un programme, etc.), mais l’investissement des sujets dans une proposition, l’acte de l’énoncer en la tenant pour vraie — autrement dit, une ‘‘modalité’’ de l’affirmation et non pas son contenu 6. » Chez Certeau, la croyance est moins un contenu auquel on adhère qu’un acte auquel on se livre, une performance dont il explore les effets sociaux et ce que l’on pourrait appeler, avec John Austin, les « conditions de félicité », c’est-à- dire les conditions qui la rendent efficace et performante. Il s’inscrit explici- 2. I., « Croire/faire croire », dans Pierre Bet Jean-Marie V(dir.), Critique des pratiques politiques, [Paris], 1978, p. 11-23 ; commenté par Luce G, « Bibliographie complète de Michel de Certeau », dans . (dir.), Le voyage mystique, Michel de Certeau, Paris, 1988, no 288, p. 224. D’une version à l’autre, quelques corrections et ajouts dans le texte et dans les notes, des changements d’intertitres, un passage historique rajouté en 1980 (comparer les p. 306-307 de la version de 1980 à la p. 16 de la version de 1979). On cite la pagination de 1980, suivie, entre parenthèses, de celle de 1979. 3. L. G, « Bibliographie complète... », no 303, p. 225. 4. Denis P, La crise catholique : religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, 2002. 5. François D, Michel de Certeau, le marcheur blessé, Paris, 2002, p. 405-426 (chap. « L’exil américain »), et L. G, « Notice », dans . (dir.), Le voyage mystique..., p. 187-190. 6. M. de C, « Croire/faire croire »..., p. 300 (p. 12).  354 tement dans la tradition de la philosophie analytique, héritière de l’empirisme de Hume et du Tractatus de Wittgenstein, et dont Quine est alors la figure centrale à Harvard. François Dosse remarque que Certeau mobilise dans ce texte les « travaux de nombreux auteurs étrangers » 7. Il est intéressant de s’arrêter sur eux. Ils sont quatre en 1979. Le premier, Willard V. Quine (1908-2000), s’est fait connaître dans les années 1950 comme philosophe des sciences et du langage, défenseur d’un « holisme épistémologique » selon lequel l’ensemble de nos connaissances, loin de renvoyer à une « fondation » commune, se soutiennent mutuellement pour former un système global en équilibre stable, mais tou- jours susceptible d’évoluer à la marge à l’épreuve de nouvelles informations qui entrent en contradiction partielle avec lui 8. Certeau cite The W eb of Belief 9, paru en 1970, où Quine applique son principe holistique à la ques- tion du langage, en s’appuyant notamment sur son apprentissage par les enfants. Quine développe l’idée selon laquelle le langage est un « art social », une compétence qui s’apprend à l’épreuve du succès et de l’échec d’expérien- ces successives d’intercommunication. Ce qui intéresse Certeau dans cette forme de behaviourisme, marquée par l’héritage de Pierce, James et Dewey, c’est qu’elle relativise l’écart entre connaissance et croyance à l’épreuve de l’expérience : la validation par l’expérience transforme ce que le sujet croit juste en quelque chose qu’il sait juste, parce que cela fonctionne. C’est aussi que la notion même de « réseau du croire » permet de comprendre la place de la croyance dans la production d’une société, sous la forme d’une pensée de l’intersubjectivité. Deuxième auteur cité, Jaakko Hintikka (1929-2015) est un philosophe et logicien finlandais qui a fait carrière aux États-Unis, successivement à Stanford, à l’université de Floride et à Boston. Il s’est fait connaître en 1962 par la publication d’un article où il analysait le « cogito, ergo sum » de Descartes non en termes d’inférence, mais en termes de performance 10. La même année, il publie Knowledge and Belief 11, que cite Certeau, et que ses collègues lisent comme « la première tentative sérieuse et informée de situer les concepts de connaissance et de croyance dans le cadre de la logique formelle » 12. Futur professeur d’économie à Oxford, John M. Vickers est alors 7. F. D, Michel de Certeau..., p. 585, n. 37. 8. Peter H, article « Willard Van Orman Quine », dans Edward N. Z(dir.), Stanford Encyclopedia of Philosophy Archive (Summer 2018 Edition), en ligne à l’adresse : https://plato.stanford.edu/archives/sum2018/entries/quine [site consulté le 9 septembre 2018]. 9. Willard V. Qet Joseph S. U, The W eb of Belief, New York, 1970. 10. Jaakko H, « Cogito, Ergo Sum : Inference or Performance », dans The Philoso- phical Review, t. 71 (1962), p. 3-32. 11. I., Knowledge and Belief : An Introduction to the Logic of the Two Notions, Ithaca (N. Y.), 1962 (Contemporary Philosophy). 12. Edward John L, compte rendu de J. H, Knowledge and Belief..., dans The Philosophical Review, t. 74 (1965), p. 381-384, à la p. 381 (nous traduisons). Sur Hintikka, voir aussi Jean-Godefroy B, compte rendu de Randall E. Aet uploads/Philosophie/ articolo-pelletier-d-croire-autorite-langage-l-x27-ecclesiologie-implicite-de-certeau.pdf

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