AUSTIN, J.L. (1970) Quand dire, c’est faire. Éditions du Seuil, Paris, pages 37

AUSTIN, J.L. (1970) Quand dire, c’est faire. Éditions du Seuil, Paris, pages 37 à 45. Première conférence Ce que j’aurai à dire ici n’est ni difficile à comprendre, ni sujet à controverses; le seul mérite que j ‘aimerais voir reconnaître à ces considérations est celui d’être vraies, au moins en partie. Le phénomène à discuter est en effet très répandu, évident, et l’on ne peut manquer de l’avoir remarqué, à tout le moins ici ou là. Il me semble toutefois qu’on ne lui a pas encore accordé spécifiquement attention. Les philosophes ont trop longtemps suppose que le rôle d’une « affirmation » [statement] ne pouvait être que de « décrire » un état de choses, ou d’ « affirmer un fait quelconque », ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie on fausse. Il y eut constamment des grammairiens, bien sûr, pour signaler à notre attention que toutes les « phrases » [sentences] ne sont pas nécessairement des affirmations, ou ne servent pas nécessairement à en produire1 en plus des affirmations (au sens des grammairiens), il y a aussi, très traditionnellement, les questions et les exclamations, ainsi que les phrases qui expriment des commandements, des souhaits ou des concessions. Sans doute les philosophes n’ont-ils pas eu l’intention de le nier, même s’il leur est arrivé d’employer un peu abusivement le mot « phrase» pour le mot « affirmation ». Sans doute aussi grammairiens et philosophes ont-ils été conscients, les uns comme les autres, de la difficulté qu’il y a à bien distinguer les questions elles-mêmes, les commandements, etc., des affirmations, au moyen des quelques pauvres indices grammaticaux dont nous disposons (l’ordre des mots, le mode, etc.). Mais il ne semble pas qu’on se soit beaucoup attardé, dans l’ensemble, sur les difficultés que ce fait soulève manifestement. Car enfin, comment les distinguons-nous les uns des autres ? Quelles sont leurs limites et leurs définitions respectives ? Depuis quelques années, plusieurs expressions qui, autrefois, auraient été acceptées sans problème comme des « affirmations », tant par les philosophes que par les grammairiens, ont été examinées avec un soin tout nouveau. C’est plutôt indirectement - du moins en philosophie - qu’on en est venu à poursuivre cet examen. L’opinion s’exprima d’abord - non sans un assez regrettable dogmatisme - que l’affirmation (d’un fait) devait être « vérifiable2 » : ce qui amena à penser que de nombreuses « affirmations» ne seraient pour ainsi dire que des pseudo-affirmations. On commença par montrer - et sans nulle peine - que beaucoup d’« affirmations » (Kant fut probablement le premier à l’établir systématiquement) étaient à proprement parler des non-sens, en dépit d’une structure grammaticale très courante. Et la découverte continuelle de nouveaux types de non-sens a été somme toute une bonne chose quoique leur classification soit restée trop souvent non systématique, et leur explication, mystérieuse. Cela dit, même nous autres, philosophes, nous fixons des limites à la quantité de non-sens que nous sommes prêts à admettre dans notre discours. Il était donc naturel de se demander, dans un second temps, si bon nombre de ce qu’on prenait pour des pseudo-affirmations tendaient, en fait, à être des « affirmations», à quelque titre que ce soit. 1 Il n’est pas vraiment correct, bien sûr, de dire qu'une phrase puisse être jamais une affirmation son emploi est plutôt de produire une affirmation; et l'affirmation est elle-même une « construction logique » élaborée à partir de la production d'affirmations. 2 Cf. Introduction, p. 12, note. Pour une bonne introduction, succincte et claire, a l'histoire de ces recherches philosophiques, on pourra consulter le petit livre du professeur G. J. Warnock, English Philosophy Since 1900, London Oxford University Press, 1963. On en est venu à penser communément qu’un grand nombre d’énonciations [utterances]3 qui ressemblent à des affirmations, ne sont pas du tout destinées à rapporter ou à communiquer quelque information pure et simple sur les faits; ou encore ne le sont que partiellement. Les « propositions éthiques », par exemple, pourraient bien avoir pour but - unique ou non - de manifester une émotion, ou de prescrire un mode de conduite, ou d’influencer le comportement de quelque façon. Ici encore, Kant fut un pionnier. Il arrive aussi que dans l’usage que nous faisons des énonciations, nous outrepassions le champ de la grammaire, du moins de la grammaire traditionnelle. On en est venu à voir que bon nombre de mots fort embarrassants, insérés dans des affirmations apparemment descriptives, ne servent pas à indiquer un caractère supplémentaire et particulièrement étrange de la réalité qui est rapportée, mais à indiquer (je ne dis pas à rapporter) les circonstances dans lesquelles l’affirmation est faite, ou les réservés auxquelles elle est sujette, ou la façon dont il faut la prendre, et autres choses de ce genre. Négliger ces possibilités - comme il est arrivé le plus souvent dans le passé -, c’est céder à ce que l’on appelle l’illusion « descriptive ». (Mais peut-être ce mot n’est-il pas adéquat, « descriptif » ayant lui- même un sens particulier. Toutes les affirmations, vraies ou fausses, ne sont pas pour autant des descriptions; voilà pourquoi je préfère employer le mot « constatif4 ».) Les remarques que nous avons faites jusqu’ici ont sans doute réussi à montrer par bribes - ou du moins à rendre vraisemblable - que nombre de problèmes qui embarrassèrent traditionnellement les philosophes ont surgi à partir d’une erreur : celle de considérer comme des affirmations pures et simples de faits, des énonciations qui sont (en un ou plusieurs sens non grammaticaux et qui ont leur intérêt) ou bien des non-sens, ou bien des expressions dont l’intention est tout à fait différente. Quoi que nous pensions de l’une ou l’autre de ces conceptions et suggestions, et si fortement que nous puissions déplorer la confusion où doctrine et méthode philosophiques en ont d’abord été plongées, nous ne pouvons douter qu’elles soient en train de produire une révolution en philosophie. Si quelqu’un veut l’appeler la plus grande et la plus salutaire de son histoire, ce n’est pas, à y bien réfléchir, une prétention extravagante. Il n’est pas étonnant que les premières découvertes aient été faites sans grande continuité, avec parti pris et à partir de motivations étrangères : c’est le cas pour la plupart des révolutions ... ISOLEMENT PRELIMINAIRE DU PERFORMATIF [performative]5 Il va de soi que le type d’énonciation à considérer ici n’est pas, en général, le non-sens, bien que mésuser du type en question puisse engendrer - nous le verrons - des variétés assez extraordinaires de « non-sens ». Plus exactement, il fait partie de notre seconde classe - celle des imposteurs [masqueraders]: non qu’il se déguise nécessairement en une affirmation de fait, descriptive ou constative; mais il lui arrive très souvent de le faire, et cela - assez étrangement au moment même où il revêt sa forme la plus explicite. Les grammairiens, je crois, 3 L'énonciation [utterance], comme nous le verrons de mieux en mieux, doit évoquer la simple production d'un acte linguistique, abstraction faite de son « contenu » et des modalités de son émission vocale. Elle n'est, en effet, ni la simple production de sons (comme le « mot » : va, que produirait un singe, par exemple); ni une phrase dont on puisse dire qu'elle est vraie on fausse. C'est pourquoi une énonciation, bien que pouvant être un énoncé (vrai ou faux), n'en est pas nécessairement un. (Une promesse, par exemple, n'est pas un énoncé - a moins qu'on tienne absolument a dire qu' « en un sens », on « énonce » une promesse -, mais plutôt une énonciation que l'on produit.) Austin tient a distinguer des le début le statement (affirmation ou énoncé) de l'énonciation dont il n'est qu'une instance. 4 Le terme constative n'existe pas en anglais. Austin avait besoin d'un mot qui évoquât a l'avenir des énonciations qui ne seraient que vraies ou fausses, sans qu'elles « fassent » quelque chose (comme les énonciations « performatives » auxquelles il les opposa d'abord, et dont il sera bientôt question). Si le terme français « constater » évoque (comme l'affirmation) une intervention ou une prise de position de la part de celui qui « constate », alors ii faut résister a cette évocation, pour le moment. (Nous disons « pour le moment », car Austin sera amené par ses analyses a reconnaître un certain « faire » dans l'énonciation constative, un « agir » dont il ne parviendra pas, cependant, à préciser la nature exacte.) Cf. la note 5 pour une « justification » des termes « constatif » et « performatif » en français. 5 Tout ce qui est dit dans ces sections est provisoire et demeure sujet à révision, à la lumière des sections ultérieures. n’ont pas su percer ce « déguisement »; quant aux philosophes, ils ne l’ont fait au mieux qu’occasionnellement6. IL conviendra donc d’étudier ce type d’énonciation d’abord sous sa forme trompeuse, pour en faire ressortir si possible les caractéristiques en les comparant avec celles de l’affirmation de fait qu’il singe. Nous prendrons donc comme premiers uploads/Philosophie/ austin-j-l-1970-quand-dire-cest-faire-pdf.pdf

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