LE FAIT AUTONYMIQUE : LANGAGE, LANGUE, DISCOURS – QUELQUES REPÈRES par Jacqueli

LE FAIT AUTONYMIQUE : LANGAGE, LANGUE, DISCOURS – QUELQUES REPÈRES par Jacqueline Authier-Revuz e-mail : jacqueline.authier@wanadoo.fr Résumé : L'autonymie est envisagée dans sa dimension d'universel des langues naturelles, comme élément crucial de la “ métalangue dans la langue ”. La structuration du champ en autonymie et connotation/modalisation autonymique est opérée au plan sémiotique, sémantique, syntaxique et énonciatif. Les points de divergence entre les deux approches du même phénomène en connotation et modalisation sont explicités. La distinction entre valeur abstraite des formes en langue et fonctionnements en discours fonde l'examen de plusieurs points en débat : celui de l'autonymie en contexte (de discours rapporté direct notamment) ; celui de la modalité autonymique, entrée éclairante dans la discursivité à condition de ne pas la réduire à la seule fonction de renvoi aux mots des autres, mais de la prendre dans toute sa dimension de mode, auto-dialogique, de questionnement réflexif du dire sur ses propres mots. Mots-clés : autonymie, modalisation autonymique, discours direct, auto-dialogisme, discursivité. Abstract : Autonymy is considered to be universal component of natural languages, and as a crucial element of “ the metalanguage inside a language ”. The two parts of this field, autonymy by itself and autonymous connotation/modalisation, are organised on semiotic, semantic, syntactic and enunciative grounds. This paper brings out the points in which the two approaches, connotation and modalisation, differ. From the distinction between the abstract value of the forms in the languange and the functionning of discursive prosesses, we are able to examine several questions : autonymy in context (especially direct reported speech), and autonymous modality, which is an useful tool for understanding discursivity. But we have to be careful not to take it only as a way of using other people's words, for it has in fact a wider dimension, an autodialogical one, whithin which can be found all kinds of reflexive questioning concerning a speaker's one word. Keywords : autonymy, autonymous modalisation, direct reported speech, autodialogism, discursivity. 1. La réflexivité : pouvoir et contrainte des langues naturelles. De la propriété fondamentale du langage humain qu'est sa réflexivité, à savoir sa capacité à se prendre lui-même pour objet, le fait autonymique, assurant, en tout système de signes de langue naturelle la possibilité de se référer à ces signes mêmes, apparaît comme la pierre angulaire – à compter, à travers les formes variées sous lesquelles il se réalise, dans une langue donnée et dans la diversité des langues, comme un “ universel ” des langues. De façon très schématique, on peut opposer deux points de vue face à la réflexivité – au métalangage naturel –, et, partant, à l'autonymie qui en est la pièce maîtresse. D'un côté, une approche logicienne pour qui – et cela depuis Aristote – la réflexivité, et singulièrement l'autonymie, relève d'un défaut des langues naturelles, venant, par des confusions entre usage et mention, perturber la mécanique logique du calcul du vrai (par les paradoxes produits). Devant ce danger, la question est avant tout d'en limiter au maximum les dégâts, avec une certaine fétichisation pour les dispositifs de notation désambiguïsatrice comme le guillemet. De l'autre, un courant où se retrouvent des philosophes et des linguistes, posant la réflexivité – et, avec elle, l'autonymie – comme une propriété spécifique des langues naturelles, saisie, positivement, comme fonction, pouvoir et aussi contrainte du langage humain. Le nom de Jakobson vient évidemment aussitôt à l'esprit, avec les termes de “ faculté ” et de “ fonction métalinguistique ”, par lesquelles il s'attache à sortir le métalangage de la sphère scientifique de la logique ou de la linguistique pour le faire entrer de plein pied dans “ nos activités linguistiques usuelles ” ; ainsi, parmi les innombrables références que fournissent les seuls Essais de Linguistique générale : […] parler en français (pris en tant que métalangage) à propos du français (pris comme langage objet) et interpréter les mots et les phrases du français au moyen de synonymes, circonlocutions et paraphrases françaises, […] s'avèrent être partie intégrante de nos activités usuelles.1 […] le “ métalangage ” parlant du langage lui-même […] n’est pas seulement un outil scientifique à l’usage des logiciens et des linguistes ; il joue aussi un rôle important dans le langage de tous les jours.2 et l'on se souvient des exemples de dialogue faisant la part belle à l'autonymie, comme celui du célèbre “ Sophomore qui s'est fait coller ” … On relève moins souvent combien cette dimension réflexive du langage humain est un fil qui traverse l'œuvre de Benveniste : caractérisant cette réflexivité comme un “ pouvoir majeur ” et un “ privilège ” de la langue naturelle, parmi tous les autres systèmes de signes de la sphère humaine : […] la langue peut prendre pour objet n'importe quel ordre de données et jusqu'à sa propre nature.3 De là provient son pouvoir majeur, celui de créer un deuxième niveau d'énonciation, où il devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C'est dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l'origine de la relation d'interprétance par laquelle la langue englobe les autres systèmes.4 C'est aussi d'avec la communication animale – et ses codes de communication, si complexes soient-ils – qu'il en fait un point de clivage essentiel : [chez les abeilles] la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée “ linguistique ” […]. L'abeille ne construit pas de message à partir d'un autre message.5 C'est sur un mode très proche que A. Culioli fait des “ étagements ” permis par le langage humain une de ses irréductibles spécificités qui font qu'il “ n'est pas un système de signes parmi d'autres ” : 1 R. Jakobson 1963 : 53. 2 R. Jakobson 1963 : 217. 3 E. Benveniste 1974 : 97. 4 ibid. : 65. 5 E. Benveniste 1966 : 60-61. […] le langage permet des étagements compliqués, puisqu'on peut toujours l'utiliser pour parler sur le langage […] C'est là un trait qu'on ne trouve jamais dans la communication animale.6 Ceci revient à souligner que le métalangage est dans la langue, que toute langue est à elle- même son propre langage objet et sa propre métalangue. Pouvoir des langues naturelles, la réflexivité en est aussi une contrainte que l'on pourrait gloser ainsi : non seulement il y a de la métalangue dans la langue, mais il n'y en a nulle part ailleurs … Ce qui correspond à une position philosophique clairement représentée, par exemple, par le Wittgenstein II, celui des Investigations philosophiques, en rupture avec les positions logico-positivistes du Cercle de Vienne ; ainsi : Quand je parle de la langue, du langage (mots, phrases, etc.), je dois parler le langage quotidien. Ce langage est-il par hasard trop grossier, trop terre-à-terre pour ce que nous voulons dire ? Et comment en construirait-on un autre ?7 Dans des cadres de pensée évidemment différents, c'est celle que l'on trouve chez le Merleau-Ponty de Signes : On croit le sens transcendant par principe aux signes […] [le] sens est tout engagé dans le langage, la parole joue toujours sur fond de parole, elle n'est jamais qu'un pli dans l'immense tissu du parler […]. Nulle part [le langage] ne cesse pour laisser place à du sens pur, il n'est jamais limité que par du langage encore […]. Le langage ne présuppose pas sa table de correspondance, il dévoile lui-même ses secrets […] son obstinée référence à lui-même, ses retours et ses replis sur lui-même sont justement ce qui fait de lui un pouvoir spirituel […].8 ou qu'exprime, dans sa forme radicale et provocatrice, le célèbre aphorisme lacanien : “ Il n'y a pas de métalangage ” … Celui-ci n'est nullement contradictoire avec l'existence de la fonction métalinguistique, inscrite dans le fait que “ le langage […] se reproduit à l'intérieur de lui- même ”9. Au contraire, ce qu'il affirme c'est que, pour le sujet humain – “ le parlêtre ” –, il n'est pas d'extériorité au langage d'où il serait possible de prendre celui-ci pour objet – depuis un “ langage de la pensée ” en particulier. Le lieu de la parole, “ aucun lieu ne le surplombe (pas de métalangage) ”, rappelle J.A. Miller10, et “ nous ne pouvons nous retourner [sur lui] qu'en nous laissant pousser toujours plus avant ”11, c'est-à-dire en restant dedans. “ Il n'y a pas d'échappatoire ”, dit joliment J.C. Coquet12. Loin de mettre en cause la réflexivité langagière, l'aphorisme lacanien l'implique ; c'est ce que résume J.A. Miller : Si la langue U peut être parlée c'est qu'elle peut parler d'elle-même. Elle est à elle- même métalangage et langage objet. C'est en quoi je redis maintenant : il n'y a pas de métalangage . […] Personne qui parle ou écrit ne la transcende. La langue U n'a 6 Culioli 1967 : 70. 7 L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, § 120, d'après la traduction d'A. Rey 1976 : 269. 8 M. Merleau-Ponty 1960 : 53-54. 9 J. Lacan 1981 : 258. 10 J.A. Miller 1976 : 71. 11 J. Lacan 1966 : uploads/Philosophie/ authier-le-fait-autonymique.pdf

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