- 1 - Herméneutique du film et interdisciplinarité : le mariage découragé Par L

- 1 - Herméneutique du film et interdisciplinarité : le mariage découragé Par Laurent Jullier Résumé/ Abstract Pourquoi les travaux véritablement interdisciplinaires, qui font appel à plusieurs paradigmes pour construire le savoir adéquat à la situation, se comptent-ils sur les doigts de la main dans le champ des études cinématographiques, au moins en France, alors que le cinéma est pourtant par excellence, du fait de son caractère de "fait social total", un objet qui appelle des éclairages différents? Diverses raisons institutionnelles, idéologiques et épistémologiques sont ici avancées. L'auteur revient sur la "querelle de l'interprétation" qui oppose U. Eco à R. Rorty, et défend le recours à la sociologie pragmatique, et notamment à son paradigme de la traduction. Why is it that true interdisciplinary work, that which calls upon several paradigms to construct knowledge appropriate to a given situation, in the field of films studies can be counted, in France at least, on the fingers of one hand ? Indeed, the cinema, due to its character as a «total social fact », should be considered, par excellence, an object whose study calls for different perspectives. Various institutional, ideological, epistemological reasons will be offered here to explain the situation. The author draws attention to the « interpretation quarrel » that opposed U. Eco to R. Rorty and defends the use of pragmatic sociology and particularly its paradigm of translation. Bien que l’acte qui consiste à regarder un film ou la télévision engage le corps et la plupart des dimensions de la vie sociale, il ne donne pas souvent lieu à des travaux universitaires interdisciplinaires. On voit d’ordinaire beaucoup plus de citations à l’intérieur d’une « famille » de chercheurs que d’une famille à l’autre. Lorsque nous regardons un film nous mobilisons un savoir adisciplinaire (c’est-à-dire global, avec des critères de pertinence liés à la situation) ; or dans les écrits universitaires on trouve éventuellement des travaux pluridisciplinaires (où chaque discipline dit comment elle voit la situation, sans synthèse ni principe intégrateur, mais avec des critères de pertinence liés à son propre paradigme), ou encore transdisciplinaires (où une discipline emprunte un résultat à une autre pour comprendre un phénomène – par exemple on peut emprunter à la psycho- biologie pour comprendre le succès d’une figure de style comme le raccord- regard). Mais les travaux véritablement interdisciplinaires, qui font appel à - 2 - diverses disciplines pour construire le savoir adéquat à la situation, se comptent sur les doigts de la main1. Le mouvement qui, dans le champ des études filmiques, semble figurer l’idéal interdisciplinaire, est sans doute la Filmologie, mais le travail y a été pluridisciplinaire2. 1. Le règne de la pluridisciplinarité Ce n’est pas faute de réclamer des efforts. Roland Barthes a appelé à une collaboration des spécialistes au temps de la Filmologie, et Christian Metz – en dépit de la réputation d’autonomie du structuralisme – a déclaré dans sa dernière interview, à propos de l’Image-mouvement de Gilles Deleuze : « C’est un livre sympathique où l’auteur dit ce qu’il pense sans trop s’occuper des autres... C’est une forme d’esprit qui m’est profondément étrangère : il n’y a pas de passerelles »3. Jean Mitry y a également appelé4. Mais y a-t-il des passerelles quelque part, et surtout en France ? L’équivalent du Routledge ou du Blackwell Companion of Aesthetics, ces manuels qui juxtaposent de façon transdisciplinaire différents articles sur des objets artistiques ou culturels, non sans qu’une longue introduction les lie de façon véritablement interdisciplinaire, n’existe pas sous nos latitudes5. Autre signe, la plupart des livres universitaires américains de théorie du cinéma s’ouvrent, contrairement à leurs équivalents français, sur deux pages de 1 Sur la distinction entre a-/pluri-/trans-/inter-disciplinaire, voir Gérard Fourez, Apprivoiser l'épistemologie, Bruxelles, De Boeck, 2003. 2 Voir le n° de CiNéMAS (Université de Montréal) consacré en 2009 à l’aventure filmologique, François Albéra & Martin Lefebvre dir. 3 Christian Metz et la théorie du cinéma, n° spécial de la revue Iris, 1989, propos recueillis par Michel Marie & Marc Vernet. 4 « Chacun ramène aux limites de sa spécialité des concepts plus généraux, refusant parfois de considérer ce qui lui échappe. Il manque souvent aux logiciens d’être psychologues, aux psychologues d’être logiciens, aux linguistes d’être esthéticiens, aux esthéticiens d’être philosophes et aux critiques d’être rien de tout cela » (Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Ed. Universitaires, t. 1, 1963, p. 52). 5 Cette volonté se lit même parfois dans le titre, comme avec Aesthetics and Ethics. Essays at the Intersection, J. Levinson dir., Cambridge Univ. Press 1998. Le Blackwell Companion to Aesthetics (David E. Cooper dir., 1995) propose plusieurs approches disciplinaires du cinéma. Sur l’objet-cinéma seul, voir par exemple Studying Contemporary American Film: A Guide to Movie Analysis par Thomas Elsaesser & Warren Buckland (Arnold, Londres 2002), qui combine philosophie, gender studies et sémiotique. - 3 - remerciements à des collègues qui indiquent que le manuscrit n’a pas été élaboré dans la « solitude du créateur » ; tous ces collègues ne viennent pas forcément d’autres disciplines, mais sur le nombre il y en a toujours au moins quelques-uns6. D’importants travaux sont certes menés en France, mais séparément – ils restent pluridiscipliaires. On peut en regrouper quelques-uns sous forme d’un tableau qui croise les disciplines (verticalement) et les principales acceptions de l’objet-cinéma7 (horizontalement) : Pluridisciplinarité Fabrication Texte Réception Histoire Génétique des films (aléas du tournage...) Le texte comme archive historique Histoire des publics Histoire des techniques Importations (radio, médecine...) Traces des machines Validation des techniques Gender & cultural studies Déterminations cult. pesant sur l’écriture ([auto]-censure, croyances...) Présupposés, stéréotypes dans le texte Cultes, construction des genres, communautés, braconnage... Esthétique Créativité, invention par les auteurs réels Analyse filmique (style, figures...) Confrontation d’interprétations, jugement de goût Sociologie Habitus et pratiques professionnelles, répartition des tâches Le texte comme archive sociale Expertise en situation, transmission du goût Psychologie Déterminations bio pesant sur les choix techniques Universaux dans le texte (mouvement, narration, biais...) Fonctionnement du suspense, de l’identification... Economie (Offre) Budget, subvention, répartition des postes Traces des contraintes éco., de la visée d’une cible Box-office (Demande) 6 La même différence se retrouve dans l’importance que l’industrie cinématographique américaine, contrairement à la française, accorde historiquement aux previews. 7 Le « texte » filmique, au centre, est considéré comme produit à égalité par la fabrication, à gauche, et la réception, à droite. Pour une défense de cette tripartition (et de l’interprétation « en situation » par des « acteurs-réseaux » mentionnée à la fin de cet article), voir La leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, L. Jullier & J.-M. Leveratto, Paris, Vrin 2008. - 4 - Prenons une case au hasard parmi ces 21 : il serait bien étonnant qu’elle ne dépende d’aucune de ses 20 voisines. Ou encore : pour analyser les images, on doit forcément composer avec la notion de style ; or c’est typiquement une notion qui traverse horizontalement et surtout verticalement plusieurs cases8. Quelles explications donner à ce manque d’interdisciplinarité français que l’objet n’appelle donc pas ? Il y a bien sûr, du côté institutionnel, la « procédure de qualification », véritable « structure normative de la science » au service du spécialisme, qui oblige les chercheurs, au moins quand ils débutent, à s’inscrire strictement dans les limites d’une discipline. Le CNU y privilégie l’orthodoxie et la pureté disciplinaire – ce qui est le plus sûr moyen de confondre la production de savoir avec la mesure d’écarts (le chercheur est « qualifié » en fonction d’une absence d’écart méthodologique avec les paradigmes adoubés par ses pairs). Comme disait Baudrillard, « les concepts sont aujourd’hui en résidence surveillée, sous le contrôle féroce de chaque discipline. L’interdisciplinarité joue simplement le rôle d’Interpol »9. De plus, la classification du CNU n’est pas organisée de façon rationnelle, mais plutôt comme une liste à la Borges, puisqu’elle est le résultat de luttes de légitimation entre les champs : elle ne montre donc pas la voie de l’interdisciplinarité, si tant est que travailler ensemble suppose le minimum de rationalité nécessaire à l’édification des « passerelles » entre disciplines. D’ailleurs certaines définitions du terme de « science » impliquent que les connaissances obtenues forment un ensemble où elles se trouvent interconnectées10. C’est vrai dans les sciences dures, où le Modèle d’Intégration Causale (Integrated Causal Model) fait qu’un physicien se sert sans problèmes d’outils en provenance de la chimie, qu’un chimiste emprunte aux mathématiques, etc., mais pas dans les sciences tendres où le 8 David Bordwell s’en explique dans Poetics of Cinema, New York, Routledge 2008. 9 Cool memories II, Galilée, Paris 1990, p. 36. A la fois par incuriosité et parce que la définition de la pureté disciplinaire varie au gré des compositions du CNU, on se fait souvent des idées inexactes de la « tribu d’en face », sinon de la sienne propre - ainsi René Prédal nous qualifie-t-il, Fabrice Montebello et moi-même, d’« universitaires des sciences de l’information-communication » (Le cinéma français depuis 2000, Paris, Armand-Colin 2008, p. 45). 10 Voir un aperçu de ces définitions (qui culminent avec le « holisme épistémologique » de Quine, où toutes uploads/Philosophie/ hermeneutique-du-film-et-interdisciplina-pdf.pdf

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