TRADUIRE LES INTRADUISIBLES, UN ÉTAT DES LIEUX Barbara Cassin ERES | « Clinique
TRADUIRE LES INTRADUISIBLES, UN ÉTAT DES LIEUX Barbara Cassin ERES | « Cliniques méditerranéennes » 2014/2 n° 90 | pages 25 à 36 ISSN 0762-7491 ISBN 9782749241838 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2014-2-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Il a abouti à un objet très singulier, riche de 9 millions de signes, 400 entrées et 4 000 mots, tournures ou expressions, pris dans une quinzaine de langues d’Europe ou constitutives de l’Europe. L’originalité de ce travail a été saluée dans la communauté scientifique internationale, et sa résonance dans la société civile ne se dément pas (15 000 exemplaires environ ont été vendus à ce jour). Mais son intérêt est attesté surtout par le nombre et la qualité des traductions/adaptations qu’il suscite : le dictionnaire est aujourd’hui en cours de traduction/adaptation en dix langues – anglais, ukrainien, roumain, espagnol, portugais, arabe, persan et, depuis 2012, russe, hébreu, italien et sans doute bientôt grec et chinois. Chacune de ces adaptations est de fait un nouvel ouvrage, qui impose une réflexion sur le rapport entre langue et culture et, plus précisément, sur la traduction comme transfert d’une langue et d’une culture à une autre. Il faut d’abord revenir sur l’objectif du Vocabulaire lui-même. L’un des problèmes les plus urgents que pose l’Europe est celui des langues. On peut choisir une langue dominante, dans laquelle se feront désormais les échanges ; ou bien jouer le maintien de la pluralité, en rendant manifestes le Barbara Cassin, philologue et philosophe, directrice de recherche au cnrs – barbaracassin2@gmail.com Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.221.182.63 - 29/12/2019 01:25 - © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.221.182.63 - 29/12/2019 01:25 - © ERES Cliniques méditerranéennes 90-2014 26 sens et l’intérêt des différences. Le Vocabulaire s’est inscrit résolument dans la seconde optique. C’est un geste philosophique et un geste politique. Il a l’ambition de constituer une cartographie des différences philoso- phiques européennes, en capitalisant le savoir des traducteurs. Il explore le lien entre fait de langue et fait de pensée, et prend appui sur ces symptômes que sont les difficultés de passer d’une langue à l’autre – avec mind, entend- on la même chose qu’avec Geist ou qu’avec esprit ; pravda, est-ce justice ou vérité ; et que se passe-t-il quand on rend mimesis par imitation ? Chaque entrée part ainsi d’un nœud d’intraductibilité et procède à la comparaison de réseaux terminologiques, dont la distorsion fait l’histoire et la géographie des langues et des cultures. D’où la définition que je propose pour les « intradui- sibles » : non pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. Symptômes de la différence des langues, à mettre aussitôt au pluriel, au plus loin de toute sacralisation. C’est ainsi qu’il constitue un instrument de travail d’un type nouveau, dans le sillage comparatif du Vocabulaire des institutions indo-européennes d’Émile Benveniste. On n’y part pas des concepts, mais des mots, et il oblige à prendre conscience que nous pensons en langues. « Celui qui trouve le langage intéressant en soi est un autre que celui qui n’y reconnaît que le medium de pensées intéressantes 1. » Le seul point de départ possible est alors celui, humboldtien, de la pluralité des langues : « Le langage se mani- feste dans la réalité uniquement comme multiplicité 2 » ; autrement dit, le langage, c’est et ce n’est que la différence des langues. Dans cette perspective, traduire n’est plus dolmetschen, mais übersetzen, comprendre comment les différentes langues produisent des mondes différents, faire communiquer ces mondes et inquiéter les langues l’une par l’autre, en sorte que la langue du lecteur aille à la rencontre de celle de l’écrivain 3 ; le monde commun devient un principe régulateur, une visée, non un point de départ. Tel est le régime du Dictionnaire des intraduisibles. Or ce geste philosophique est aussi, et aujourd’hui peut-être surtout, un geste politique. De quelle Europe linguistico-philosophique, voire de quel 1. F. Nietzsche, « Fragments sur le langage » (note de travail pour Homère et la philologie classique, 1868-1869), trad. J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, Poétique, 5, 1971, p. 134. 2. W. von Humboldt, Über die Verschiedenheiten…, in Gesammelte Schriften, Berlin, éd. A. Leitzmann et coll., Behr, vol. VI, p. 240. 3. « Ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre » (Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire [1817], trad. A. Berman, Paris, Le Seuil, coll. « Points-bilingues », 1999, p. 49) – on choisit ici avec Schleiermacher l’intranquillité de la première voie. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.221.182.63 - 29/12/2019 01:25 - © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.221.182.63 - 29/12/2019 01:25 - © ERES Traduire les intraduisibles, un état des lieux 27 type de monde et de quelle « globalisation », voulons-nous ? Réponse : il y en a deux dont nous ne voulons pas, que nous pouvons caractériser ainsi : ni tout-à-l’anglais, ni nationalisme ontologique. Le premier scénario catastrophe ne laisse subsister qu’une seule langue, sans auteur et sans œuvre : le globish, « global english 4 », et des dialectes. Toutes les langues d’Europe, français, allemand, etc., ne seraient plus à parler que chez soi, et à préserver comme des espèces menacées via une politique patrimoniale. L’anglais lui-même, celui de Shakespeare et de Joyce, fera partie de ces dialectes que plus personne ne comprend. L’autre scénario catas- trophe est lié à l’encombrant problème du « génie » des langues. Il culmine chez Heidegger pour lequel « la langue grecque est philosophique, autre- ment dit […] elle n’a pas été investie par de la terminologie philosophique, mais philosophait elle-même déjà en tant que langue et que configuration de langue [Sprachgestaltung]. Et autant vaut de toute langue authentique, naturellement à des degrés divers. Ce degré se mesure à la profondeur et à la puissance de l’existence d’un peuple et d’une race qui parle la langue et existe en elle [Der Grad bemisst sich nach der Tiefe und Gewalt der Existenz des Volkes und Stammes, der die Sprache spricht und in ihr existiert]. Ce caractère de profondeur et de créativité philosophique de la langue grecque, nous ne le retrouvons que dans notre langue allemande 5 ». Tout le travail du Diction- naire va contre cette tendance à sacraliser l’intraduisible, travers symétrique du mépris universaliste. Le cap à tenir entre ces deux écueils se laisse dire d’un terme deleuzien : « déterritorialiser ». Humboldt ajoute : « La diversité des langues est condi- tion immédiate d’une croissance pour nous de la richesse du monde et de la diversité de ce que nous connaissons en lui ; par là s’élargit en même temps pour nous l’aire de l’existence humaine, et de nouvelles manières de penser et de sentir s’offrent à nous sous des traits déterminés et réels 6. » Telle est précisément l’ambition d’un ouvrage comme le Dictionnaire. Le chantier de la différence des langues et des cultures : ce que veut une langue ? L’enjeu comparatif se trouve redoublé avec la traduction, ou plutôt les traductions, du Vocabulaire. 4. C’est un terme emprunté à Jean-Paul Nerrière, Don’t speak English, parlez globish (Eyrolles, 2e éd. mise à jour et complétée, 2006). 5. M. Heidegger, De l’essence de la liberté humaine, Introduction à la philosophie [1930], tr. E. Martineau, Paris, Gallimard, 1987, p. 57 sq. Une note à la fin de la phrase indique : « Cf. Maître Eckhart et Hegel. » 6. « Fragment de monographie sur les Basques » [1822], traduit dans P. Caussat, D. Adamski, M. Crépon, La langue source de la nation, Mardaga, 1996, p. 433. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 178.221.182.63 - 29/12/2019 01:25 - uploads/Philosophie/ b-cassin-o-recniku-cm-090-0025.pdf
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- Publié le Oct 18, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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