LA CRISE DU SYMBOLIQUE ET LE DÉCLIN DE L'INSTITUTION : QUELS SONT LES ARGUMENTS

LA CRISE DU SYMBOLIQUE ET LE DÉCLIN DE L'INSTITUTION : QUELS SONT LES ARGUMENTS ? Quelle est l'alternative épistémologique ? Alain Ehrenberg ERES | Cliniques méditerranéennes 2011/1 - n° 83 pages 55 à 66 ISSN 0762-7491 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2011-1-page-55.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Ehrenberg Alain, « La crise du symbolique et le déclin de l'institution : quels sont les arguments ? » Quelle est l'alternative épistémologique ?, Cliniques méditerranéennes, 2011/1 n° 83, p. 55-66. DOI : 10.3917/cm.083.0055 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 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Les signes de cette perte sont une nouvelle symptomato- logie montrant une désorganisation inédite de la personnalité individuelle. La psychanalyse se trouve au cœur de cette dramaturgie : ses usages se sont étendus à une critique sociale appuyée sur les données de sa clinique, ce qui lui permet d’articuler le mal commun et le mal individuel. Ce discours implique d’examiner de plus près ce que le concept d’institution désigne exactement. PSYCHANALYSE DU LIEN SOCIAL, NOUVELLE ÉCONOMIE PSYCHIQUE Un monde sans limite du psychanalyste Jean-Pierre Lebrun, sous-titré Essai pour une clinique psychanalytique du social, publié en 1997, est sans doute l’un des tout premiers ouvrages à avoir exposé le programme d’une clinique Alain Ehrenberg, directeur de recherche au CNRS, CERMES3, équipe CESAMES ; Centre de recherche méde- cine, sciences, santé, santé mentale, société, université Paris Descartes, EHESS, CNRS, INSERM, 45 rue des Saints-Pères, F-75270 Paris cedex 06 – alain.ehrenberg@parisdescartes.fr 1. Ce texte reprend en partie le chapitre 6 de A. Ehrenberg, La société du malaise, Paris, Odile Jacob, 2010. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 23/02/2015 09h36. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 23/02/2015 09h36. © ERES CLINIQUES MÉDITERRANÉENNES 83-2011 56 du social dans l’idiome lacanien, clinique qui est en même temps une critique des modes de vie contemporains. Une foule de publications s’en est suivie. « Nul ne contestera que notre social est aujourd’hui remanié en profondeur ; de plus, son évolution se fait à ce point rapide que nous nous sentons impuis- sants pour repérer les articulations d’où procèdent tous les changements auxquels nous assistons. Citons pêle-mêle la mondialisation de l’économie, la désaffection du politique, la croissance de l’individualisme, la crise de l’État-providence, l’accroissement de la violence en même temps que l’écla- tement de la conflictualité, la montée du juridisme » (op. cit., p. 15) 2. Lebrun fait sien le constat établi par Marcel Gauchet d’un « processus de désym- bolisation qui affecte nos sociétés » et s’appuie sur l’étude de Lacan sur les complexes familiaux pour s’inquiéter de « la désinstitutionnalisation » de la famille, du « déclin de l’identité du père » qui « ouvre la voie à l’envahisse- ment de la figure maternelle 3 » (ibid., p. 16 et 17). En quoi le psychanalyste possède-t-il un privilège pour analyser le lien social ? Parce qu’il la tire de son expérience clinique quotidienne : « Ce que le psychanalyste entend dans cette confrontation à la clinique individuelle, il l’entend également à l’œuvre dans le social ; ce qu’il entend des avatars du sujet est du même tabac que ce qu’il entend des avatars du social » (ibid., p. 20). On peut déjà remarquer que si le psychanalyste entend le patient allongé sur son divan, puisque c’est le fond de sa méthode, on ne voit pas par quel moyen il pourrait entendre le social en tant que tel. Comme à chaque fois que les rapports entre la psycha- nalyse et le social sont invoqués, la référence va à l’essai de Freud Psychologie collective et analyse du moi qui ne sépare pas la psychologie collective et la psychologie individuelle. Le social entendu par le psychanalyste ne désigne pas les situations sociales, mais les seules représentations collectives. Armé de ce texte pour comprendre les éléments sociologiques conduisant à la pathologie, il convient de construire une clinique du social. Quels en sont les traits et les arguments ? Son point de départ est la difficulté récente rencontrée dans la fonction socialisatrice du père qui concentre, comme Lacan l’avait souligné dans son texte sur la famille, les fonctions de répression et d’exemple, de « tuteur de l’audace » (Lacan, 1938). Parce que son statut est celui d’un tiers qui sépare l’enfant de sa mère, il personnifie l’institution. La nouvelle clinique est « tributaire de ce que d’aucuns profitent de ce que notre société se débarrasse du père pour se débarrasser du même coup du tiers » (Lebrun, op. cit., p. 191). Concrètement, cela veut dire que le père n’intervient plus « en chair et en os » pour limiter la 2. Le best-seller est : C. Melman, L’homme sans gravité – Jouir à tout prix, entretiens avec J.-P. Lebrun, Paris, Denoël, 2002. 3. Pour une analyse de l’étude de Lacan, voir A. Ehrenberg, op. cit., chap. 4. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 23/02/2015 09h36. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.61 - 23/02/2015 09h36. © ERES LA CRISE DU SYMBOLIQUE ET LE DÉCLIN DE L’INSTITUTION 57 toute-puissance infantile afin de permettre à l’enfant d’y renoncer et, simul- tanément, d’entrer dans l’ordre symbolique. L’étiologie sociale de la patho- logie est fortement soulignée : « Nous pouvons appréhender qu’un système social, fonctionnant comme une mère qui se contente de renvoyer à un autre mais qui n’accepte pas vraiment que cet autre intervienne de son lieu propre, prend littéralement en tenaille l’intervention du père réel et de facto, promeut la persistance de la toute-puissance infantile. » D’où la conséquence : le sujet, ne faisant pas le deuil de la toute-puissance, n’entre pas dans le symbo- lique et ne peut « aller plus loin dans le chemin de la subjectivation » (op. cit., p. 154). L’arrêt de la subjectivation se manifeste par des pathologies narcissiques et limites. Cette perspective procède par un syncrétisme entre la conceptualisation lacanienne, qui ne connaît pas ces deux entités nosogra- phiques, et celle d’André Green, bien que celui-ci ne reconnaisse pas le rôle étiologique du social. Pour que le père puisse remplir sa tâche, écrit Lebrun, « il faut encore une autre caractéristique, et c’est un trait sur lequel il n’est pas habituel d’insister, mais qui est pourtant fondamental : c’est qu’il faut que cette fonction du père […] soit ratifiée par le social » (op. cit., p. 147). Celui-ci n’est pas défini, mais l’idée est que le social est une entité fonctionnelle qui limite la toute-puissance individuelle et oblige le sujet à reconnaître qu’il ne peut satisfaire tous ses désirs, qu’il doit vivre avec le manque. Le ressort de la nouvelle subjectivité est la fin de la verticalité, le décès de la société hiérarchique dont témoigne le déclin de la fonction patriarcale. Ce n’est pas le père réel qui est le problème, il va sans dire, car on n’est pas dans le biologisme, mais sa place symbolique, celle qui fonde l’autorité. Le père, ou plutôt le nom-du-père, ou encore le signifiant phallique ne remplit plus sa fonction normative. C’est sur ce défaut social que fleurissent les nouvelles pathologies. Ces changements caractérisent le lien social affaibli de la société libérale, néolibérale, post-, hyper- ou ultramoderne – tous ces qualificatifs sont stricte- ment semblables. Que fait-il ce nouveau lien ? « Le lien libéral postmoderne a certes produit une libéralisation des individus et fait sauter les carcans qu’in- duisaient, spécialement sous la forme des névroses, les interdits sociaux des temps anciens, mais en contrepartie il laisse le sujet en panne de référence, et livré aux enjeux de la mélancolisation uploads/Philosophie/ehrenberg-la-crise-du-symbolique-et-le-declin-de-l-x27-institution.pdf

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