Signes formels et computation numérique : entre intuition et formalisme Critiqu
Signes formels et computation numérique : entre intuition et formalisme Critique de la raison computationnelle Bruno Bachimont Direction de la recherche et de l’Expérimentation Institut National de l’Audiovisuel 4 avenue de l’Europe 94366 Bry sur Marne Heudiasyc CNRS/UMR 6599 Centre de recherche de Royallieu Université de Technologie de Compiègne BP 20259 60205 Compiègne Cedex Bbachimont@ina.fr Bruno.Bachimont@utc.fr 00 33 1 49 83 24 66 00 33 3 44 23 49 74 INTUITION ET FORMALISME 2 LE LEGS DU 17 E SIÈCLE 2 UNE SITUATION CONTEMPORAINE ANALOGUE : CALCUL ET SIGNIFICATION 3 TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES ET ÉCRITURE 5 DE LA RAISON GRAPHIQUE À LA RAISON COMPUTATIONNELLE 6 L’ÉCRITURE ET LA SYNTHÈSE 7 LA TECHNIQUE ET LA SYNTHÈSE 8 LES STRUCTURES DE LA RAISON GRAPHIQUE 9 DU GRAPHIQUE AU CALCUL 9 UN RAISON COMPUTATIONNELLE ? 10 LES STRUCTURES DE LA RAISON COMPUTATIONNELLE 11 RAISON GRAPHIQUE 12 CRITIQUE DE LA RAISON COMPUTATIONNELLE 12 LE PROBLÈME DE L’INTELLIGIBILITÉ 12 LA RHÉTORIQUE COMME PRINCIPE RÉGULATEUR DU DISCURSIF NUMÉRIQUE 13 NATURE PHYSIQUE ET NATURE SYMBOLIQUE 14 NATURE SENSIBLE 15 CONCLUSION 15 Intuition et formalisme Le legs du 17e siècle Les signes constituent des supports précieux pour le raisonnement, en particulier pour le raisonnement logique et scientifique. C’est au 17e siècle que se sont forgées les principales conceptions du signe et de son rôle dans le raisonnement. On distinguera en effet l’intuitionnisme géométrique de Descartes, le formalisme arithmétique et algébrique de Leibniz1, et en troisième lieu le raisonnement philosophique qui, comme Kant le soulignera plus tard, en digne héritier de ces réflexions sur le signe, constitue.une position intermédiaire2. L’intuitionnisme géométrique cartésien correspond au fait que le signe présente directement et immédiatement (i.e. sans médiation) le contenu dont il est le signe. C’est par exemple la figure géométrique. Le raisonnement s’effectue en étant guidé par la figure dans la mesure où elle donne à voir directement ce dont il s’agit : en suivant la lettre symbolique de la figure, le géomètre n’a pas besoin de mobiliser des entités signifiées et absentes ; la signification est ici immanente à la figure qui montre ce qu’elle signifie. C’est la raison pour laquelle elle permet de suivre de manière assurée et vérace les raisonnements où la force de la forme est au service d’un contenu signifié constamment adhérent à la forme signifiante et directement appréhendable. L’exactitude des raisonnements et le fondement de leur vérité reposent par conséquent sur l’évidence (i.e. étymologiquement, ce qui saute aux yeux, ce qui ressort). La forme de la figure n’a donc de valeur que dans la mesure où elle donne à voir. Le formalisme algébrique leibnizien emprunte une toute autre voie. En effet, l’évidence restant entachée de subjectivité et d’arbitraire, le mathématicien formaliste mobilise un symbolisme qu’il manipule à travers une combinatoire réglée par des lois formelles, c’est-à- dire appliquées uniquement en vertu de la forme indépendamment du contenu signifié. Le recours à un symbolisme entraîne une économie cognitive permettant de mener des raisonnements complexes où l’on ne peut avoir tous ses éléments présents à l’esprit : Tout raisonnement humain s’accomplit au moyen de certains signes ou caractères. Ce n’est pas seulement les choses elles-mêmes mais aussi les idées des choses que l’esprit ne peut et ne doit pas observer toujours de façon distincte ; c’est pourquoi on a mis des signes à leur place, afin d’abréger. En effet, si un géomètre, à chaque fois qu’il nommait une hyperbole, une spirale ou une quadratrice au cours de ses démonstrations, devait se contraindre à faire figurer exactement au préalable leur définition ou leur mode d’engendrement ainsi que, à leur tour, les définitions des termes qui interviennent dans ces définitions, c’est très lentement qu’il en viendrait à déceler quoi que ce soit de nouveau ; si un arithméticien pensait continuellement au cours de ses calculs aux valeurs de toutes les marques ou chiffres qu’il écrit, ainsi qu’à la multitude des unités, il ne viendrait jamais à bout de longs calculs, pas plus que s’il voulait se servir d’autant de cailloux ; quant au jurisconsulte enfin, il ne peut pas parcourir toujours par l’esprit les réquisits essentiels, souvent longs, des actions, exceptions, bénéfices de droit, chaque fois qu’il les mentionne, et il n’en a aucun besoin. Ainsi a-t-on assigné des noms aux contrats, aux figures, à des espèces variées de choses, ainsi que des signes aux nombres en arithmétique et aux grandeurs en algèbre, de sorte que si l’expérience et le raisonnement nous ont un jour fait faire des découvertes sur certaines choses, on puisse par la suite conjoindre en toute sécurité les signes des uns et les signes des autres. Leibniz, Projet de préface à la science générale, GP VII 204. Ainsi, le raisonnement est mené de manière assurée, non parce qu’il s’appuie sur un contenu manifesté et rendu visible par un symbolisme géométrique, mais parce qu’il mobilise la manipulation de signes matériels effectifs qu’il suffit de considérer en eux-mêmes et indépendamment de ce qu’il signifie. 1 Leibniz critique de Descartes, Yvon Belaval, Gallimard, 1960. 2 Kant et les mathématiques, Franck Piérobon, Vrin, 2003. Les preuves ou expériences qu’on fait en mathématiques pour se garantir d’un faux raisonnement … ne se font pas sur la chose même,mais sur les caractères que nous avons substitués à la place de la chose. Opuscules et fragments inédits de Leibniz, sélection de textes de L. Couturat, 1903, p. 154. C’est ce qui se passe déjà dans l’arithmétique mais en fait surtout en algèbre : à partir d’une correspondance établie initialement entre les symboles et des entités, extérieures au symbolisme, qu’ils signifient, la manipulation algébrique est menée en ne considérant plus ces entités pour, finalement, réassocier aux symboles par lesquels le résultat se réduit les entités correspondantes et trouver la solution recherchée. Kant le paraphrase de manière tout à fait claire ainsi : Puisque nous ne traitons ici nos propositions que comme des conclusions immédiates d’expériences, je m’en rapporte d’abord, en ce qui concerne celle-ci, à l’arithmétique, aussi bien à l’arithmétique générale des grandeurs indéterminées qu’à celle des nombres où l’on détermine le rapport de la grandeur à l’unité. Dans l’une et l’autre sont d’abord posés, à la place des choses mêmes, leurs signes avec la désignation particulière de leur accroissement ou de leur diminution, de leurs rapports, etc., et on procède ensuite, avec ces signes, selon des règles simples et certaines, par permutation, combinaison et soustraction, et par toutes sortes d’autres changements, de telle manière que les choses signifiées elles- mêmes y sont laissées entièrement en dehors de la pensée, jusqu’à ce qu’à la fin, dans la conclusion, la signification symbolique de la conséquence en soit déchiffrée. Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale Ak II, 278. D’une certaine manière, intuitionnisme et formalisme se rejoignent : dans les deux cas, on ne mène le raisonnement sur le contenu que sur la foi de ce qu’on voit et manipule concrètement. Dans l’optique intuitionniste, le contenu est là aussi sous les yeux, adhérent et immanent au symbolisme, dans l’optique formelle, le contenu n’a pas besoin d’être considéré. Bref, soit le contenu est présent, soit on peut s’en passer, mais on ne raisonne que sur la présence des symboles. Tout autre est le raisonnement philosophique. En effet, ce dernier s’appuyant sur la langue naturelle, il doit mobiliser des concepts à travers des mots et l’esprit doit faire l’effort de toujours mettre sous le regard de l’esprit le contenu signifié mais non manifesté par les symboles. Contrairement à l’intuitionnisme, les mots et symboles du raisonnement conceptuel et philosophique ne manifestent pas directement le contenu. Contrairement au formalisme, on ne peut pas se passer de le considérer pour mener à bien le raisonnement. Ce type de raisonnement ne semble alors ne pas pouvoir trouver de méthode le guidant avec assurance et certitude dans la voie de la vérité, car il doit toujours se protéger du verbalisme, c’est-à-dire la tendance formelle à faire confiance aux mots et à leur combinaison sans vérifier les implications au niveau du contenu, et du mysticisme, c’est-à-dire la tendance intuitionniste à se fonder sur un contenu qu’on ne peut jamais voir ni communiquer ou faire partager. Pris entre une forme reflétant imparfaitement le contenu et un contenu non directement accessible, le raisonnement discursif fondé sur les signes linguistiques bénéficie d’une combinatoire dont l’aveuglement au contenu conduit à la cécité du raisonnement. C’est pourquoi la puissance formelle ne peut être qu’un support à l’exercice de la pensée et sa substitution algébrique. Une situation contemporaine analogue : calcul et signification L’informatique peut être comprise comme une automatisation des raisonnements menés dans les systèmes formels3, ces systèmes algébriques formalisant le raisonnement logique et mathématique. Ces systèmes algébrisent en effet l’activité mathématique elle-même et non les objets sur lesquels cette dernière porte habituellement. Dans cette optique, l’informatique est une conséquence directe et extrême du formalisme algébrique leibnizien, repris comme le sait 3 Mind Design, John Haugeland, MIT Press, 1981. par D. Hilbert lors de la crise des fondements des mathématiques4 : la manipulation aveugle de signes considérés indépendamment de leur contenu permet de uploads/Philosophie/ bachimont-b-signes-formels-et-computation-numerique-entre-intuition-pdf.pdf
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- Publié le Dec 20, 2022
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