DU MÊME AUTEUR Essais L’Empire de l’erreur — Éléments de sociologie cognitive,

DU MÊME AUTEUR Essais L’Empire de l’erreur — Éléments de sociologie cognitive, PUF, 2007 Coïncidences — Les représentations sociales du hasard, Vuibert, 2007 Vie et mort des croyances collectives, Hermann, 2006 Manuel de nos folies ordinaires (avec Guillaume Erner), Mango, 2006 L’Empire des croyances, PUF, 2003. Prix Adrien Duvand, Académie des Sciences morales et politiques, 2004 L’Incertitude, PUF (collection Que sais-je ?), 1997 Romans Comment je suis devenu super-héros, Les Contrebandiers éditeurs, 2007 Qu’en est-il du corps de Dieu ?, Éditions Baleine, 2002 Journal de guerre, Éditions Baleine, 2000 Gérald Bronner La Pensée extrême Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques essai À Antonio Manuel Rodrigues TABLE Introduction 1 Les extrémistes sont-ils des fous ? Étymologie et définitions ordinaires de l’extrémisme La compréhension est-elle une forme de complicité ? Rationalité et extrémisme Qu’est-ce que la pensée extrême en ce cas ? 2 Comment devient-on extrémiste ? Un escalier dont les premières marches sont toutes petites Enserré dans un oligopole cognitif : l’adhésion par transmission L ’adhésion par frustration L ’adhésion par révélation/dévoilement 3 Résoudre l’énigme de la pensée extrême : le paradoxe de l’incommensurabilité mentale L ’extrémisme n’est pas une éclipse des convictions morales La concurrence intra-individuelle Présentation du paradoxe de l’incommensurabilité Le paradoxe de Saint-Pétersbourg et la courbe des intérêts Qu’en est-il de l’utilité en valeur ? Une expérimentation Comment rendre compte de la possibilité même de cette incommensurabilité ? Conclusion Remerciements Annexes Bibliographie INTRODUCTION Que penser de ce jeune artiste japonais qui, pour illustrer une certaine idée qu’il se faisait de la création contemporaine, se jeta dans le vide du haut d’un immeuble ? Sur la chaussée était posée une toile sur laquelle il s’écrasa. Une toile qui fut léguée au musée d’Art moderne de Tokyo 1. Que dire de la secte Aum (mouvement fondé dans les années 80 par Chizuo Matsumoto, un gourou aveugle), toujours au Japon, qui, le 20 mars 1995, chercha à précipiter l’Apocalypse par une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, faisant douze morts et cinq mille blessés ? On pourrait multiplier ce type d’exemples. À San Diego, en 1997, trente-neuf disciples d’une autre secte, le groupe Heaven’s Gate (un groupe apparu en 1993, persuadé que les extraterrestres nous attendent de l’autre côté d’une porte qui n’est autre que la mort), disparaissent, en s’empoisonnant, pour rejoindre dans l’au- delà « les messagers des étoiles ». Le 3 novembre 2006, Malachi Ritscher, un musicien de jazz bien connu pour ses improvisations sur les scènes de Chicago, s’immole en plein centre-ville. On retrouve son cadavre calciné sous une sculpture contemporaine dont le titre Flamme du Millenium fait un écho macabre à son geste. Il ne s’agit pas d’un suicide banal : il souhaitait protester contre la guerre en Irak dont il était un ardent opposant. Ce geste fut prémédité, comme l’atteste la déclaration préalable de Malachi Ritscher sur son site : « On n’a le droit qu’à une seule mort, et je préfère faire de mon départ une déclaration politique, plutôt que de mourir hasardeusement dans un accident de voiture. » Le 28 février 1993, près de Waco, Texas, les agents du FBATF (Office des alcools, du tabac et des armes à feu) et du FBI décident de prendre d’assaut la ferme-forteresse d’une secte dont les adeptes sont connus sous le nom de davidiens. Huit personnes sont tuées dans la fusillade qui s’ensuit. Parmi elles, quatre agents fédéraux et quatre disciples de David Koresh, le gourou du groupe. Malgré le siège qui fit suite à cette rixe, les adeptes ne manifestèrent aucune volonté de se rendre, ils restèrent fidèles à leur maître spirituel et à leurs croyances. Le siège prit fin tragiquement le 19 avril. Les négociations n’ont rien donné, même lorsque les demandes de Koresh ont été satisfaites, comme celle de voir ses prêches diffusés sur les médias texans ou cette autre de participer à une émission nationale, American Talks, sur CBN (à laquelle il se dérobera finalement). L ’idée de Koresh de s’entretenir avec le pape a été en revanche catégoriquement écartée. Après bien des atermoiements, Janet Reno, l’attorney général, ordonne de donner l’assaut contre la communauté. Le bilan est dramatique car un incendie ravage le ranch du mont Carmel lorsque les dépôts de munitions sont touchés dans la fusillade. Quatre-vingt-six personnes sont mortes dans les flammes, parmi elles, dix-sept enfants et David Koresh. Ces exemples peuvent paraître disparates, ils sont pourtant tous l’expression de ce que je propose d’appeler la pensée extrême. Celle-ci manifeste l’aptitude de certains individus à sacrifier ce qu’ils ont de plus précieux (leur carrière professionnelle, leur liberté…) et en particulier leur vie, et dans de nombreux cas celles des autres aussi, au nom d’une idée. En d’autres termes, certains individus adhèrent si inconditionnellement à un système mental qu’ils lui subordonnent tout le reste. Le premier sentiment qui nous saisit lorsque nous considérons ces exemples, dont la plupart ont été beaucoup médiatisés, est double : il relève à la fois de l’irrationalité et de l’indignation (surtout lorsque l’expression de cette pensée extrême entraîne des dommages collatéraux). C’est un sentiment que nous n’interrogeons pas beaucoup et qui nous fait accepter des explications simplistes du phénomène. En effet, nous admettons volontiers que la pensée extrême est la conséquence de la faiblesse psychologique des individus qui y cèdent, de leur désespoir personnel ou social, d’un manque d’éducation, voire d’une forme d’inhumanité et de psychopathie. N’entend-on pas régulièrement les commentateurs les plus avisés nous expliquer que ceux qui adhèrent à une secte le font parce qu’ils traversent un vide dans leur vie affective, que le terrorisme, qu’il soit inspiré par des motifs religieux ou politiques, est enfanté par la misère sociale et éducative, etc. ? Or, nous y reviendrons, ces impressions sont fausses : ceux qui s’abandonnent à ce type de pensée extrême ne sont, le plus souvent, ni fous, ni désocialisés, ni même idiots. L ’impression initiale d’irrationalité qui nous saisit tous face à ce genre de manifestation de la pensée n’est donc peut-être pas justifiée et mérite, en tout cas, d’être mise en examen. C’est ce que prétend faire, entre autres choses, cet ouvrage. Quant à notre sentiment d’indignation, si nous y réfléchissons un instant, il n’est guère compatible avec celui d’irrationalité. En effet, si ces individus agissent sous le coup d’une forme de folie passagère ou durable, s’ils sont mus par le seul désespoir, par des causes, au fond, qui les dépassent et font d’eux des automates de la barbarie, ils ne peuvent pas être considérés comme moralement responsables (ni même juridiquement, dans une certaine mesure). La déraison peut susciter un sentiment d’horreur, pas d’indignation. Le sentiment que nous ressentons donc face à certaines formes de pensée extrême est une sorte de stupéfaction contradictoire : une colère d’incompréhension. Ce sentiment est déjà une énigme en soi. Elle est l’une de celles que convoque la notion de pensée extrême. J’oserais écrire, même, que la pensée extrême, sous ses différentes manifestations, constitue une des énigmes de notre époque contemporaine. Cette énigme peut être décomposée en plusieurs questions qui constitueront la colonne vertébrale de cet ouvrage. La première, fondamentale, sera de savoir s’il existe, au fond, une différence entre ce qu’il est convenu d’appeler un citoyen normal et un extrémiste. Établir cette différence, c’est proposer une définition de la pensée extrême en interrogeant conjointement ces sentiments d’irrationalité et d’indignation que je viens d’évoquer. La deuxième de ces questions est celle de l’identité de ces extrémistes. Une question non moins importante, car nous les connaissons fort mal. Et l’idée préconçue que nous nous faisons d’eux explique en partie pourquoi les processus qui conduisent à l’adhésion extrémiste demeurent souvent socialement invisibles. Comment donc devient-on extrémiste ? La troisième, sans doute la plus difficile, relève de la psychologie de l’extrémisme. Comment est-il possible d’adhérer de façon si inconditionnelle à un système d’idées que certains puissent produire des actes criminels sans aucun regard pour d’autres valeurs ou pour leurs intérêts matériels ? Cela signifie-t-il que le sens d’autres valeurs ou de ses intérêts a disparu de l’esprit de l’extrémiste ? Je ne le crois pas. C’est ce que j’appellerai le paradoxe de l’incommensurabilité mentale. Sous cet intitulé un peu obscur se cache une réalité de notre vie psychique dont la portée est très générale et dépasse la seule question de la pensée extrême. C’est elle qui permettra de comprendre tout à la fois pourquoi il est si difficile de faire changer d’avis un extrémiste, même lorsqu’il est confronté aux contradictions flagrantes de son système mental, et pourquoi, lorsqu’il arrive que celui-ci se repente, il le fait aussi radicalement et parfois aussi rapidement. En suspendant provisoirement toutes ces questions qui constitueront notre fil conducteur, on peut introduire le problème de la pensée extrême en partant d’un premier étonnement. Comment des systèmes de représentations qui paraissent aussi déraisonnables peuvent-ils perdurer à notre époque ? Le genre de croyances qui sont à l’œuvre dans certains des exemples que j’ai proposés nous apparaissent aisément comme les manifestations de visions d’un autre âge, et ceux qui les endossent sont vus, uploads/Philosophie/ la-pensee-extreme.pdf

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