Une Conjuncture philosophique: un entretien avec Etienne Balibar et Yves Duroux

Une Conjuncture philosophique: un entretien avec Etienne Balibar et Yves Duroux Propos réunis par Peter Hallward, à Paris, le 6 mai 2007 PH: Les Cahiers pour l’Analyse n’étaient pas ton affaire, Etienne, mais ce serait très utile de parler un peu de ce qui se passait à l’Ecole Normale dans ces années là, et surtout pendant les années d’avant, qui coïncident avec ton séjour à l’Ecole. Tu arrives à l’Ecole en 1960, c’est ça? EB: Oui, je suis entré à l’Ecole en octobre 1960. Je faisais partie de la même promotion qu’Yves [Duroux], nous sommes devenus amis tout de suite. PH: Vous étiez combien, à faire de la philosophie à l’Ecole? EB: A l’époque, chaque année il y avait une promotion de 30-40 élèves qui entraient à l’Ecole, dont 5 ou 6 qui faisaient de la philosophie. PH: Donc votre professeur, Louis Althusser, forcément il vous connaissait tous très bien? EB: Althusser pouvait connaître chacun individuellement. C’était son rôle. Depuis 1949 Althusser était ‘l’agrégé-répétiteur’ à Ulm – le rôle correspond à certains égards à celui de ‘tutor’ , dans le milieu anglo-saxon.1 Ce poste appartenait toujours à un ancien de l’Ecole, un des plus fort des promotions récentes – avant Althusser c’était Georges Gusdorf, Merleau-Ponty, Cavaillès... C’est lui qui aide les étudiants à préparer l’agrégation, c’est lui qui leur donne des conseils, qui s’intéresse à leurs projets. A l’Ecole, pour les philosophes, il y avait Hyppolite, qui s’occupait de la philosophie ‘du haut’ , si tu veux, et Althusser qui s’occupait du corps à corps. Et le corps à corps en question ça consistait à nouer peu à peu le dialogue avec chaque élève, à les encourager, etc. Althusser ne faisait que des cours de préparation à l’agrégation, c’est-à-dire des cours dans l’histoire de la philosophie, ou sur des thèmes qui étaient au programme, très spécialisés, pour un petit nombre d’auditeurs. Et dès que tu entrais à l’Ecole il commençait à te donner des conseils, parler des choses qui t’intéressent, suggérer des lectures, des cours à suivre – d’aller assister au cours de Paul Ricœur, par exemple, ou de Canguilhem, de Derrida, etc. Il envoyait les gens là où il sentait qu’ils voulaient aller. Ses conseils étaient excellents et pas du tout idéologiquement orientés; on a appris retardement qu’il était communiste, et que son marxisme était tout à fait différent du celui, officialisé, du parti, de Roger Garaudy etc., et de celui de Sartre, etc. Nous autres ses élèves on étaient marxistes aussi, évidemment, parce que la conjoncture le voulait. Mais au début il n’y avait pas de raison qu’on discute de ça avec lui. Ce qui devait normalement se produire, c’était qu’il nous fasse travailler sur Malebranche, Rousseau, Kant, etc., et qu’il nous donne des conseils individuels – et c’est ça qui s’est passé, effectivement, avec les gens des générations immédiatement précédentes. Ce qui a tout changé c’est la double conjoncture politique et philosophique de l’année 1960-61. La conjoncture philosophique, c’était les prodromes de la discussion entre Lévi-Strauss et Sartre sur le marxisme, l’histoire et le structuralisme. Et sur le plan politique c’était la fin de la guerre d’Algérie. Dans le milieu étudiant la gauche était complètement hégémonique; à l’Ecole on était nombreux à se précipiter vers le parti communiste. Dans les assemblées générales à l’Ecole la grande question, cette année là, c’était toujours la guerre, et l’organisation des manifestations contre la guerre. Dans les assemblés il y avait deux groupes qui luttaient pour l’hégémonie: les communistes, surtout des scientifiques mais quelques littéraires aussi, et les scissionnistes du Parti Socialiste (dont Alain Badiou et Emmanuel Terray, qui avaient environs cinq ans de plus que nous), ceux qui s’opposaient à la participation du parti (socialiste) à la guerre d’Algérie. Nous on venait d’arriver, on tombe dans ces assemblés générales, qui fonctionnaient toujours de cette façon: il y avait ou bien Badiou ou bien Terray, d’un côté, et Jean-Pierre Osier, ou bien le mathématicien Ross (qui était devenu célèbre en tournant le dos au Général de Gaulle venu en visite à l’Ecole), je ne sais pas qui, de l’autre, qui s’engueulaient entre eux. De temps en temps ils se tournaient vers nous, vers ‘nos jeunes camarades, qui heureusement ne sont pas encore pervertis par ces disputes idéologiques, qui sont honnêtes, courageux, qui ne se laissent pas prendre par ces staliniens, ces trotskistes, etc.’ C’est pour te décrire un peu l’état d’ébullition dans lequel on se retrouvait. Moi j’ai réfléchi pendant un certain temps, et un jour j’ai dit à Yves [Duroux] je vais entrer dans l’UEC [Union des Etudiants Communistes] parce que finalement les communistes sont plus sérieux, etc. Et Yves m’a souri et il m’a répondu ‘moi je suis entré il y a un mois’. Pendant ce temps, par ailleurs, on avait tous entrepris de lire la Critique de la raison dialectique, de Sartre, qui venait tout juste de sortir. YD: C’était le grand ouvrage du moment; je me souviens, c’est Jacques Rancière (qui faisait parti de la même promotion que nous) qui m’a encouragé à le lire. EB: L’UEC était un lieu de bagarre constants, très animé, un groupe de pression importante, très mobilisé contre la guerre, et le Parti Communiste voulait absolument contrôler son organisation étudiante (avec laquelle il a toujours eu des problèmes, à toutes les époques), de façon à pouvoir contrôler, éventuellement, l’UNEF. A l’intérieur de l’UEC on a participé à une série de batailles successives, les unes dans laquelle on était dans l’opposition, les autres dans lesquelles on s’est fait manipuler par la direction du parti. La direction du parti avait un art consommé (dont le grand maître était Roland Leroy, le futur directeur de l’Humanité) d’utiliser certaines dissidences contre d’autres. Il y a eu trois combats successifs. Le premier, le combat contre les Trotskystes – c’était Krivine et compagnie, qui ont fondé plus tard le LCR, qui avaient acquis un très grande influence dans l’UEC, dans les bagarres du quartier Latin contre les groupes fascistes de Le Pen; ils ont été vaincus, lors d’un congrès, à l’aide des autres. Ensuite il y a eu la bagarre contre les ‘Italiens’ , les pro-Italiens, c’est-à-dire l’aile réformiste du parti. Et finalement, la bagarre contre les maoïstes, les pro-Chinois. Leroy a très bien utilisé les maoïstes contre les Italiens. YD: Rancière raconte cette séquence très bien, dans le deuxième chapitre de sa Leçon d’Althusser (1974). Un moment décisif c’est le 7e congrès du l’UEC, en mars 1964. C’est le congrès où notre jeune camarade, Robert Linhart (qui est entré à l’Ecole en octobre 63) a fait ses armes politiques. EB: Linhart était l’ami inséparable de Jacques-Alain Miller, à l’époque. Mais finissons d’abord avec le contexte: la guerre d’Algérie, l’ébullition dans l’UEC, l’intensité des polémiques dans et autour du parti communiste. Le parti était constamment pris dans des polémiques, mais il n’a jamais eu autant de prestige. Un grand évènement de l’époque c’était la ‘Semaine de la pensée marxiste’ , organisé par le parti; cette année là (en décembre 61) c’était un événement gigantesque, dont le moment central était un débat, à la Mutualité, une salle historique de meetings politiques, etc., sur la dialectique de la nature.2 Ils ont organisé un débat public entre deux existentialistes, Sartre et Hyppolite, et du côté du parti, Jean-Pierre Vigier (un physicien philosophe, un ancien résistant – qui croyait des trucs délirants sur les variables cachées en physique quantique...) et Roger Garaudy. Il y avait plusieurs milliers de personnes dans la salle, et autant dehors qui ne pouvaient pas entrer. Et même temps il y avait toutes sortes de séminaires sur le marxisme, ça couvrait tout le quartier Latin. Le débat, pour simplifier, se réduisait à un débat entre l’existentialisme de Sartre et le communisme scientifique, la dialectique de la nature. Là-dessus, Althusser, en avril 1961, donc à la fin de notre première année à l’Ecole, publie dans La Pensée (une revue officielle du parti, mais qui échappait en parti de l’orthodoxie la plus stricte) un article d’apparence érudit, très académique, qui deviendra le deuxième article de Pour Marx, qui s’appelait ‘Sur le jeune Marx’, et qui restera fameux pour sa critique de la méthode téléologico- régréssive. Et nous on lit ça – Yves et moi, Pierre Macherey, Osier. On a trouvé ça très fort. Ca correspondait parfaitement à nos goûts philosophiques, etc. Et d’autre part on s’est dit, on a un Marxiste à domicile, notre prof (et notre ami, déjà, il était toujours assez jeune), qui lui est ni existentialiste, ni dialectique de la nature. On s’est dit: on veux en savoir plus. Donc on est allé le voir, nous trois (Yves, Macherey et moi) et on lui a dit, on aimerait bien que tu nous fasses travailler là- dessus, on veut lire Marx, etc. C’était le printemps de 61. Et Althusser a dit: mettez-vous au boulot, vous lisez un certain nombre de textes (les manuscrits de 44, la question juive, etc., il n’était pas encore question du Capital), et vous revenez me voir à la rentrée (d’octobre), et on verra uploads/Philosophie/ balibar-duroux.pdf

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