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1-18 Distribution électronique Cairn pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit. Autrement que… : le Dire et le Dit Paul Ricœur 1 Cette étude est animée par le vœu de comprendre Levinas selon sa plus grande difficulté. Ce vœu explique le choix quasi exclusif, à titre de guide de ma lecture, de Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence. Le pari majeur de ce livre est de lier le destin du rapport à établir entre l’éthique de la responsabilité et l’ontologie au destin du langage de l’une et de l’autre : le Dire du côté de l’éthique, le dit du côté de l’ontologie. Le pari est audacieux dans la mesure où la solidarité de chacune de ces deux disciplines avec sa manière propre de signifier porte au premier plan deux difficultés engendrées par la manière nouvelle de philosopher : difficulté, d’une part, pour l’éthique de s’affranchir de son infatigable confrontation avec l’ontologie ; difficulté, d’autre part, à trouver pour l’ex-ception déréglant le régime de l’être, le langage qui lui convient, son langage propre, le dit de son Dire. Les deux difficultés sont indissociables et se condensent dans le mot, dans l’adverbe : autrement, autrement que… Il faut en effet toujours s’arracher par l’autrement que… à cela même dont on entreprend de suspendre, d’interrompre le règne ; mais il faut en même temps tenter de donner une articulation langagière à ce au nom de quoi on est requis et assuré de pouvoir, de devoir, prononcer l’antériorité de l’éthique de la responsabilité par rapport au « train que mène l’être, le train de l’essence » (il vaudrait mieux dire de l’essance, avec un « a », selon la note de la première page du livre). A l’arrière-plan de ces difficultés jumelles, je voudrais faire paraître une difficulté, non formulée comme telle, à savoir le recouvrement entre le régime du Dire et l’éthique de la responsabilité. 2 Deux remarques préalables. 3 D’abord le livre n’offre – ne permet – aucune introduction ; on est d’emblée plongé in médias res, comme chez Hegel niant la possibilité d’une introduction à la philosophie qui ne serait pas déjà la philosophie même, et comme chez Heidegger pour qui renonciation de l’oubli de la question de l’être, à la première ligne de la première page de Être et temps, vaut rature de préface. 4 Seconde remarque, solidaire de la première : on ne note aucune progression visible dans l’argument ; les chapitres successifs ne s’ajoutent pas l’un à l’autre ; tout est dit dans ce qui est dénommé Argument (p. 13-42) et, en quelque sorte, répété dans les brèves pages terminales, intitulées de façon particulièrement intéressante, pour nous ici : autrement dit. L’autrement que dit du Dire se cherche – et peut-être se donne – un autrement dit. Entre les deux extrémités se déploie ce que l’auteur dénomme Itinéraire à la fin de l’Argument (p. 37) – mot immédiatement commenté par le terme ex-position (qui donne son titre au chap. II) ; ce mot annonce moins une avancée au-delà de l’Argument (qui, en un sens, est complet) qu’un dé-ploiement, un dépli qui révèle le pli majeur de l’éthique de la responsabilité, à savoir la substitution. « La substitution, dit l’Argument, comme l’autrement qu’être au fond de la proximité » (p. 37). Dépli, donc, ou creusement, comme on voudra dire, qui pose au plan du discours, et du fait du discours tenu dans le livre, la question de la thématisation dans une philosophie qui, comme on va le voir, met le thème, la thématique, la thématisation, du côté du dit. Si donc une avancée était possible à l’intérieur d’une telle philosophie, elle consisterait à montrer la dérivation du discours de l’ontologie à partir du discours de l’éthique, dérivation plusieurs fois annoncée et effectivement amorcée sous le signe des notions du tiers et de la justice. La place de ces notions par rapport à la substitution et à son l’un-à-l’autre fait à son tour difficulté. Je réserverai pour laseconde partie de mon étude cette thématique du tiers et de la justice, que l’on peut appeler une avancée, dans la mesure où elle fait émerger un dit nouveau suscité par le Dire d’autrement que dit – celui-là même que le dernier paragraphe du livre dénomme précisément autrement dit. 5 Entrons donc dans l’Argument, qu’il restera à étoffer dans le dépli des plis de la suite du livre. 6 L’Argument débute franchement par le premier sous-titre : « L’autre » de l’être (p. 13) ; ce sous-titre dit tout ou plutôt dédit tout, le tout, la totalité. L’opposition fondamentale ainsi annoncée vise à dissocier l’autrement qu’être de toutes les autres figures de l’autre, dont on va montrer que l’ontologie les inclut, les résorbe, ou, selon une expression fréquente, les « récupère ». « L’Esse de l’être domine le ne-pas-être-lui-même » (p. 14). L’autrement que… transcende l’autre qui, en quelque sorte, circule dans les intervalles de négativité de l’être et résorbe la guerre intestine dans la paix de la compensation. Or, on n’en a jamais fini avec ces figures de l’autre, en tant qu’intervalles de néant, qui font de l’être un inter-esse, un intér- essement – qui marque le triomphe, et non la subversion, de l’être. C’est alors, et sans délai, qu’entrent en scène les deux protagonistes du drame constitutif de l’énoncé du livre : le Dire et le dit. Toutes les cartes sont jetées dans le geste d’un seul jet : Dire, verbe Dire, ajointé à « proximité de l’un à l’autre », à « désintéressement », à « responsabilité de l’un pour l’autre », à « substitution ». La gerbe de ces maîtres mots est nouée en une seule page (p. 17) où, avoue l’auteur, on interroge « en anticipant ». 7 Mais commençons à déplier. Pourquoi appeler tout de suite « originel » ou même « préoriginel » le Dire, langage présumé de la responsabilité de l’un pour l’autre ? Par rapport à quelle origine, incluse dans le régime ontologique du dit ? Eh bien, par rapport à une corrélation langagière qui annule l’autrement du Dire au bénéfice du dit. Cette corrélation fait du Dire un simple dédoublement interne et finalement une subordination du Dire au dit : « La corrélation du Dire et du dit, c’est-à-dire la substitution du Dire au dit, au système linguistique et à l’ontologie est le prix que demande la manifestation » (p. 17). Arrêtons-nous là : Lévinas signifie ici qu’il n’attend rien d’une distinction entre le Dire et le dit qui resterait corrélative, et ne constituerait pas un arrachement, une substitution, une « réduction » (en un sens non husserlien). Ce jeu, tenu pour interne à l’apophantique adéquate à une philosophie centrée sur l’être, c’est celui que la philosophie analytique du langage a systématisé dans l’opposition entre une sémantique de l’énoncé et une pragmatique de renonciation. On reconnaît là le dit et le Dire. C’est précisément cette corrélation que Levinas tient pour non pertinente, philosophiquement parlant. Cette première figure de l’autre ne fait selon lui qu’adjoindre un appendice, une excroissance, à la sémiotique de l’énoncé. Et pourquoi ? Parce que la pente de l’apophansis, c’est la nominalisation, le faire-nom de toutes les ressources de signification du langage. Levinas tire ici argument du fait que la corrélation Dire-dit prend appui, dans le langage, sur la corrélation entre le verbe et le nom. Cela, on le sait depuis le Cratyle qui fonde l’acte prédicatif sur la polarité nom-verbe (honoma-rhêma). De fait, deux versions modernes de cette structure corrélative confirment le Cratyle : en phénoménologie, la paire noèse-noème ; en théorie du langage, l’assignation des verbes aux événements, aux actions, comme on voit chez Davidson dans Événements et Actions. Qu’il s’agisse de la phénoménologie de la noèse ou de la linguistique du verbe, les deux versions de la corrélation entre verbe et nom ouvraient la possibilité d’une pragmatique du Dire qui, en première approximation, pourrait justifier la dialectique du Dire et du dit. Mais, pour Levinas, il ne peut s’agir que d’une corrélation qui annule l’altérité, comme il essaie de le démontrer avec l’analyse de l’opération prédicative qu’il tient pour une identification partielle du prédicat au sujet ; identification partielle, dans la mesure où dire « A est B », ce n’est pas dire « A est A » ; il s’agit bien néanmoins d’une identification, dès lors qu’on peut dériver la dénomination de la prédication à la faveur du lien assimilateur du « en tant que », du fameux Als was, évoqué de son côté par Heidegger. C’est ainsi que l’identité travaillerait sous, dans, à travers la différence. La prédication, en ce sens, reste une opération qui fait prévaloir l’identité sur la différence. C’est là une première manière de prétendre qu’il n’y a uploads/Philosophie/ ricoeur-autrement.pdf
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- Publié le Fev 17, 2022
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