Pourquoi (re)lire les classiques ? Jean-Michel Berthelot et les Règles de la mé

Pourquoi (re)lire les classiques ? Jean-Michel Berthelot et les Règles de la méthode sociologique Pierre Mercklé, 19 juin 2008 Journées d’hommage Jean-Michel Berthelot (1945-2006) - Itinéraires d’un philosophe en sociologie Paris, Université de la Sorbonne, jeudi 19 et vendredi 20 juin 2008 Introduction : épistémologie et sociologie « Les règles de la méthode sociologique ou l’instauration du raisonnement expérimental en sociologie » ce texte d’une soixantaine de pages publié en 1988 en préface de la réédition des Règles de la méthode sociologique dans la collection « Champs » de Flammarion, a peut-être inauguré une tradition éditoriale : c’était en effet la première fois, à ma connaissance, qu’une édition des Règles était précédée d’un texte qui n’était pas de Durkheim lui-même ; ce ne fut pas la dernière fois en tout cas, puisqu’il y a eu récemment l’introduction de François Dubet (2007) dans la réédition de l’édition « Quadrige », en octobre dernier, et on peut parier qu’il y en aura sûrement quelques autres, tant il semble difficile d’épuiser les usages possibles de ce texte fondateur. Parler de ce texte de Jean-Michel Berthelot, ou sur ce texte, est une entreprise assez délicate, dans la mesure où, si l’on n’y prend pas garde, cela pourrait vite consister seulement à « gloser », autrement dit à proposer une analyse d’un texte qui lui-même déjà propose une analyse d’un texte, et pas de n’importe quel texte donc. En même temps, le risque n’est pas immense dans la mesure où il y a peu de chance que cette série d’analyses emboîtées aille beaucoup plus loin, peu de chance que celle que je proposerais ainsi suscite à son tour une analyse de l’analyse de l’analyse… Mais j’ai choisi, de toutes façons, d’éviter autant que possible cet écueil : aussi, plutôt que de vous proposer une analyse du texte de Jean-Michel Berthelot, j’ai préféré l’aborder de manière un peu plus subjective, ce qui est aussi une manière de lui rendre hommage, j’espère. C’est donc cela que je voudrais en réalité raconter : la « réception » que j’ai effectuée de ce texte, ce à quoi il m’a servi, les modestes découvertes qu’il m’a permis de faire sur mes propres objets de recherche, et les caps qu’il m’a aidés à tenir. Pourquoi (re)lire les classiques ? Pierre Mercklé / juin 2008 2 La question de départ, celle que j’avais en tête la première fois, et ensuite à chaque fois, que j’ai lu, puis relu, y compris très récemment pour préparer cette intervention, ce texte de Jean- Michel Berthelot, était et est toujours restée la suivante : comment faire pour analyser un texte d’épistémologie des sciences sociales ? C’était évidemment la question à laquelle j’étais confronté au moment de ma première lecture de ce texte, à sa parution, alors qu’élève en khâgne « sciences sociales », nous décortiquions depuis déjà deux ans les Règles de la méthode sociologique, qui figuraient au programme du concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure1. Ma découverte de ce texte, ce fut donc en même temps que ma première lecture des Règles (jusqu’alors, en classe, dans la collection « Quadrige » des Presses universitaires de France), et sans doute que ma première lecture d’un ouvrage de sciences sociales ; ma deuxième lecture de ce texte, ce fut au début de on travail doctoral sur Charles Fourier et les relations entre science et utopie, expérimentation et action au XIXe siècle, en même temps d’ailleurs que je découvrais La construction de la sociologie (Berthelot, 1991) qui venait de paraître. Puisque ma thèse était inscrite en sociologie, et non en histoire ou en philosophie ou en lettres, j’étais à ce moment-là à la recherche d’une façon cohérente de traiter sociologiquement d’objets d’une nature un peu particulière, puisqu’il s’agissait de concepts, d’idées, de textes, et au total, d’une « œuvre ». Et cela, c’est la lecture conjointe de ces deux textes qui m’a permis progressivement de le clarifier. Jusque là, j’avais bien appris la leçon mertonienne, selon laquelle il convenait, en la matière, de séparer nettement la sociologie des sciences et l’épistémologie, en assignant à la première « l’analyse externe » des rapports entre les productions scientifiques et le « cadre existentiel » (Merton, 1947, p. 383), c'est-à-dire les conditions sociales de leur production, et à la seconde l’étude de la logique « interne » des doctrines. Autant pour le principe. Mais concrètement, sur un objet donné, comme dans mon cas sur l’œuvre de Fourier, il apparaissait très vite indispensable, plutôt que de les séparer, en réalité d’articuler très profondément l’une à l’autre les démarches épistémologique et sociologique. D’une part en effet, même une approche spécifiquement « sociologique » ne pouvait pas faire l’économie d’une « analyse interne » préalable suffisamment approfondie. Mais d’autre part, que son ambition scientifique soit reconnue ou non, que cette ambition soit ou non ratifiée comme légitime par l’histoire de la sociologie (c’est le cas de Durkheim, pas celui de Fourier), chaque texte, qu’il s’agisse des Règles de la méthode sociologique (1894), du Mémoire sur la science de l’homme de Saint-Simon (1813), ou de la Théorie des quatre mouvements de Fourier (1808), reste justiciable aussi et en même temps d’un examen spécifiquement sociologique. Le fondement général d’une telle approche pouvait donc résider dans le principe suivant, énoncé justement par Jean-Michel Berthelot dans son introduction aux Règles de la méthode sociologique, d’après lequel « un texte ne se construit pas seulement dans la linéarité d’une pensée pleinement consciente d’elle-même. Il charrie toujours avec lui l’univers complexe où il a pris naissance »2. Quand le texte en question est un texte scientifique, ou a fortiori un texte d’épistémologie (ou du moins quand ce texte est reconnu comme tel), il est rare que la lecture qui en est faite soit sociologique, ce que déplore Jean-Michel Berthelot : 1 Outre Les Règles, les deux autres œuvres figurant au programme du concours quand je l’ai passé étaient l’Introduction à la critique de l’économie politique (Marx, 1859), et L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Weber, 1985). 2 Berthelot Jean-Michel (1988), «Les règles de la méthode sociologique ou l'instauration du raisonnement expérimental en sociologie», in Durkheim Emile, Les règles de la méthode sociologique, Flammarion, pp.7- 67, p. 41. Pourquoi (re)lire les classiques ? Pierre Mercklé / juin 2008 3 « A notre connaissance, écrit-il, ce type d’approche a été très peu, si ce n’est pas du tout pratiqué sur les textes fondateurs des sciences sociales ou humaines, et encore moins sur des ouvrages d’épistémologie, par définition plus aptes que d’autres à euphémiser et à masquer un enracinement qui se lit beaucoup plus facilement sur des analyses concrètes »3. Mais inversement, quand au texte en question — en l’occurrence, pour le problème qui m’occupait alors, à celui de Fourier — n’est pas reconnu le statut de texte fondateur des sciences humaines, ni même de texte à prétention scientifique, c’est l’approche sociologique la plus simpliste qui est privilégiée, parfois au détriment d’une lecture qui se soucierait de la logique à l’œuvre dans ce texte. C’est ce que dit parfaitement, il me semble, une formule qu’utilise Jean-Michel Berthelot dans La construction de la sociologie, et qui d’une certaine façon m’a servi de devise dans tout mon travail sur Fourier : il y invitait en effet l’épistémologie des sciences sociales à étudier les doctrines qu’elle se donne pour objet en « prenant au sérieux le terme de “science”, c'est-à-dire l’appréhendant comme une prétention à la constitution d’un savoir objectif qui soumet sa validité à la critique rationnelle »4. L’ambition affichée, avec l’exemple de Berthelot pour me guider, était donc double : il s’agissait de montrer à la fois que l’œuvre de Fourier comporte bien dans son organisation logique interne une prétention épistémologique fondamentale, et que cette prétention épistémologique peut être soumise à un questionnement proprement sociologique portant sur ses formes, ses significations et ses enjeux. Dans les quelques lignes qui suivent, en poursuivant de cette manière donc un peu subjective, je voudrais donc essayer de dégager les aspects du texte de Jean-Michel Berthelot qui, lors des différentes lectures que j’en ai faites, avaient attiré mon attention et m’avaient finalement aidé à éclairer ma lecture de Durkheim, ma compréhension de mes propres objets de recherche, et finalement à me forger pour moi-même une conception de la sociologie. Ces « regards » portent, de ce fait, aussi bien sur la forme même du texte et sur l’écriture de Jean- Michel Berthelot, que sur la thèse qui y était explicitement défendue à propos du sens de l’entreprise durkheimienne dans les Règles, selon laquelle il s’y agissait d’instaurer en sociologie ce que Berthelot nommait le « rationalisme expérimental ». Et enfin je m’efforcerai d’évoquer les « partis pris » sur lesquels, selon Jean-Michel Berthelot, l’entreprise durkheimienne repose, les « tensions » que selon lui ils suscitent, et les conséquences qu’ont les procédés mis en œuvre par Durkheim pour résoudre ces tensions. Une leçon Le propos de Jean-Michel Berthelot présente, au premier abord, plusieurs particularités quelque peu déroutantes, en cela qu’elles l’éloignent en un certain nombre de points des « uploads/Philosophie/ berthelot-jm-pourquoi-re-lire-les-classiques.pdf

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