Altruisme et égoïsme La Critique > > Penser la pornographie Un livre de Ruwen O

Altruisme et égoïsme La Critique > > Penser la pornographie Un livre de Ruwen Ogien Il y a un an paraissait un livre important de philosophie pratique, qui, sans passer inaperçu, ne rencontrait peut-être pas l'accueil qu'il aurait pu escompter. Pourtant ce livre pose le problème de la pornographie dans des termes novateurs, tant du point de vue méthodologique et épistémologique que de celui d'une éthique qui conseille de marquer de la réserve en matière de jugements moraux et de neutralité quant à l'évaluation du juste. Le livre de Ruwen Ogien - mais est-il encore besoin de le préciser - n'est en rien une quelconque apologie de la pornographie ; il n'en est pas davantage une condamnation morale. Cette dernière s'effectue souvent sans mesure et réflexion au nom d'idéaux théologico-politiques : des valeurs et des jugements sont hâtivement posés au nom du leitmotiv que la pornographie refuse l'autre en tant qu'autre. Elle n'est que quête pulsionnelle de moyens divers et variés pour permettre à chacun de se constituer tyranniquement comme maître de toute jouissance ou de toute souffrance. La pornographie suivrait un parcours égologique et tautologique : il s'agit d'aller essentiellement de soi à soi, sans jamais s'arrêter à autrui, si ce n'est pour l'exploiter et le nier, le vider de toute substantialité en l'utilisant simplement comme moyen et jamais comme une fin. C'est donc au nom d'un kantisme diffus que s'effectue le plus communément la condamnation de la pornographie. Mais Ruwen Ogien montre qu'il y a là un curieux subterfuge, dans la mesure où la morale kantienne qui guide la réprobation n'est plus guère invoquée dans le reste des processus de conduite éthique de la vie : ce serait plutôt un certain utilitarisme mâtiné de néolibéralisme qui, non seulement ne condamne pas mais encore valorise et exploite très aisément la pornographie. Là où s'affronteraient pornophobes et pornophiles se jouerait aussi bien davantage une tragi-comédie de l'égoïsme en proie à la désapprobation et à la colère de l'altruisme C'était une gageure d'entreprendre de penser la pornographie dans une perspective à la fois éthique, pratique et épistémologique. Tout d'abord parce qu'il y a peu de travaux (mais tout de même quelques-uns excellents1) en langue française sur le sujet. Ensuite parce que la question n'est pas des plus orthodoxes et peut rapidement faire l'objet d'une simple curiosité plus que d'un questionnement philosophiquement construit et argumenté. Or Ruwen Ogien poursuit ici une réflexion entamée dans ses ouvrages précédents, guidée par l'axe de ce qu'il nomme « éthique minimale ». Cette éthique repose sur la distinction entre le juste et le bien, inaugurée par Kant et « remise au goût du jour par John Rawls ». Elle conduit en principe à « une attitude de neutralité à l'égard des conceptions substantielles du bien sexuel » (chapitre I, p. 12). Penser la pornographie http://www2.cndp.fr/magphilo/philo11/pornographie-Imp.htm 1 sur 5 13/11/14 17:43 Une série d'interrogations ouvre la réflexion. Ruwen Ogien se demande d'abord ce qui distingue la pornographie d'autres modes de représentation d'actes sexuels (documentaires médicaux, guides conjugaux, livres d'art, etc.). Il s'agit aussi de s'interroger sur la terminologie : qu'est-ce qui distingue la pornographie de l'érotisme ? À quoi l'adjectif pornographique peut-il s'appliquer ?, etc. Puis sur les réalités individuelles et sociales de la pornographie : quels sont ceux qui la consomment, ceux qui la désapprouvent et ne sont-ce jamais les mêmes ? D'apparentes contradictions sont relevées dans la réglementation sociale : absence d'équivalence entre l'âge de la majorité sexuelle et l'âge auquel on est autorisé à voir (en salle) des films dits « pornographiques » ; la permissivité réelle des démocraties en matière de mœurs qui continuent à problématiser et à réglementer plus ou moins sévèrement leurs représentations. Un premier chapitre introductif rappelle les principes de l'éthique minimale et pose le problème dans son ensemble : dans les sociétés démocratiques, le « moralisme », chassé par l'éthique minimale, devrait ne plus avoir cours. Or, dans le domaine de la pornographie, ce « moralisme » continue d'imprégner la pensée et de guider décisions et actions. Ainsi, la position d'Ogien est on ne peut plus claire : « La censure de la pornographie pourrait menacer finalement deux libertés [...] : la liberté d'expression artistique, les droits des femmes et des minorités sexuelles. » (p. 15-16). Les adversaires désignés sont « les libéraux pornophobes » (p.18). Le reste du livre se subdivise en neuf chapitres, tous sous forme de questions, complétées en fin de volume par cinq annexes instructives sur l'état actuel juridico-politique de la pornographie. Les trois chapitres suivants partent des difficultés à cerner spécifiquement, « mais pas à reconnaître2 » la pornographie (p. 23). Même si l'étymologie est connue (pornographie se compose du substantif pornê qui désigne les prostituées, et du verbe graphein qui signifie écrire ou représenter), des difficultés pour en mesurer le champ sémantique subsistent. En plus des problèmes de définitions juridiques (p. 23 et 24) surgissent divers problèmes axiologiques (p. 25 et sq) : définira-t-on la pornographie par des critères subjectifs tels que les « réactions émotionnelles probables des consommateurs (ou des non-consommateurs) », les « intentions de l'auteur » ? ou des critères objectifs : les « traits stylistiques tels que représentations d'activités sexuelles non simulées, répétition ou multiplication des scènes de pénétration, gros plans, etc. » et les « traits narratifs tels que dégradation, réification, objectivation, humiliation » ? Ruwen Ogien examine alors quelques définitions classiques du terme pour en montrer les limites. Sur la question de savoir si la pornographie est une invention moderne, malgré les points de vue d'historiens et d'anthropologues qui, tous plus ou moins influencés par Michel Foucault, l'accréditent, Ruwen Ogien demeure sceptique. Pour lui, la thèse se tient davantage en ces termes : « Autrefois, et dans d'autres traditions, les représentations sexuelles explicites se voyaient interdites ou condamnées parce que blasphématoires (justifications religieuses) ou subversives (justification politique). Ce n'est que dans nos sociétés modernes qu'elles l'auraient été parce qu'elles étaient « obscènes » (justifications morales) » (chapitre III, p. 41). Le lien central qui accréditerait l'idée d'une « modernité » de la pornographie serait celui rattachant « répression morale et démocratisation » (ibid). La consommation « aristocratique » de textes et d'images sexuelles n'aurait jamais fait l'objet d'une répression systématisée ; ce ne serait qu'à partir de la diffusion généralisée de textes et d'images, que des populations, réputées pauvres et ignares, se trouveraient exposées aux dangers sociaux de représentations sexuelles explicites. Bref, l'argument serait celui du contrôle des « classes dangereuses » et du paternalisme bourgeois. Mais là, aussi, Ogien redouble de prudence épistémologique dans la mesure où cet argument peut être renversé : la bourgeoisie veut contrôler - voire interdire - la diffusion de la pornographie craignant son potentiel subversif. Mais on pourrait tout aussi bien soutenir que la bourgeoisie veut diffuser massivement la pornographie comme un nouvel opium. Par ailleurs, dès que le peuple consomme les représentations sexuelles explicites autrefois réservées à une élite, ces représentations deviennent vulgaires, dépourvues de valeurs morales et esthétiques. Elles seraient alors à délaisser et à combattre, ce qui conforterait la thèse moderniste de Penser la pornographie http://www2.cndp.fr/magphilo/philo11/pornographie-Imp.htm 2 sur 5 13/11/14 17:43 la pornographie en ce qu'elle intègre les mécanismes de la « distinction ». Cette dernière approche a le mérite de mettre à jour l'évolution constante du terme « pornographie », due notamment à un mouvement de différenciation croissant. Ce qui permettrait à certains d'ironiser en affirmant que « la pornographie d'aujourd'hui est l'érotisme de demain » (p. 48). Ruwen Ogien se lance par la suite dans une étude de l'actualité de la pornographie, d'un point de vue juridique, en rappelant (chapitre IV) la définition retenue par le CSA, en référence à l'expérience de la censure au cinéma. Ogien compare les modes d'appréhension de la pornographie en France et aux États-Unis : - la définition de la pornographie n'est pas identique. Dans le cas français, l'intention d'exciter sexuellement est nécessaire, pas aux États-Unis ; - la désapprobation en France est liée à la protection des mineurs, aux États-Unis à la dégradation de l'image des femmes ; - en France, les mesures légales envisagées sont a priori et pénales, et engagées par les pouvoirs publics ; aux États-Unis, ce sont des procédures civiles a posteriori, engagées par des associations ou individus agissant en leur nom. Or dans les deux pays, le raisonnement antipornographique invoque des arguments de protection de droits de personnes ou de droits civils, donc de « justice » et non de « morale ». « Dans les deux cas, le raisonnement antipornographique s'appuie sur les principes de l'éthique minimale » (p. 69). Le cinquième chapitre entreprend une analyse épistémologique des conditions dans lesquelles la science s'oppose ou défend la pornographie, ce qui nous permet de mieux repérer la difficulté à appréhender le phénomène de façon suffisamment neutre. L'analyse selon laquelle certains recourant à la théorie générale d'Austin essayent de considérer les messages pornographiques comme des actes de langage institutionnels performatifs, puis des actes performatifs plus larges, est une des plus convaincante du livre. Elle permet à uploads/Philosophie/ penser-la-pornographie.pdf

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