Le langage chez Descartes dans la réflexion sur la nature des animaux Renaud Bl
Le langage chez Descartes dans la réflexion sur la nature des animaux Renaud Blais‐Mailloux* Résumé Descartes pose l’identité entre l’animal et la machine sur le plan de leur nature. Le présent texte examine l’importance de la notion de langage dans l’expérience de pensée de Descartes portant sur l’animal, et ce, à partir du test du langage présenté dans le Discours de la méthode. L’échec au test du langage témoigne de leur incapacité à manifester des aptitudes langagières minimales ce qui supporte le jugement cartésien voulant que les animaux soient des machines dénuées d’âme et de pensée. De plus, le discours sur la nature des animaux est l’occasion de faire valoir le caractère universel de la raison. « Ex animalium quibusdam actionibus valde perfectis, suspicamur ea liberum arbitrium non habere1 ». Cette première allusion du jeune René Descartes à la question animale date de 1619, dix-huit ans avant la publication du Discours de la méthode, et contient déjà en germe l’orientation générale ainsi que les thèmes qui seront porteurs de sa réflexion ultérieure. Le présent texte vise à analyser la notion de langage dans l’exposé de la théorie cartésienne de l’animal-machine contenu dans le Discours de la méthode. Pour ce faire, un rapide sommaire de la thèse de l’animal-machine permettra de mettre en ______________ * L’auteur est étudiant à la maîtrise en philosophie (Université de Montréal). 1 Cogitationes privatae, AT, X, 219. La traduction offerte par Careil de Foucher dans les Œuvres inédites de Descartes est la suivante : « La perfection absolue qu’on remarque dans certaines actions des animaux nous fait soupçonner qu’ils n’ont pas de libre arbitre. » Renaud Blais‐Mailloux 6 place le cadre de la réflexion cartésienne sur la nature des animaux2. Par la suite, l’examen de la notion de langage mènera à définir son rôle au cœur de la question animale, de même qu’à circonscrire les phénomènes considérés comme faisant partie du langage. Celui-ci sera ensuite confronté à la caractéristique propre à l’animal selon Descartes, la spécialisation, pour offrir une preuve de l’impossibilité ______________ 2 Quelques figures majeures de l’histoire de la philosophie, avant Descartes, ont tracé les grandes lignes du débat sur la nature animale. Aristote, dans son De Anima, présente une typologie des âmes dans le but de distinguer les trois règnes du vivant : végétal, animal et humain (Aristote, De l’âme, Section II, 2, 413b). Cette typologie est utilisée par la suite pour fonder une vision hiérarchisée de la nature où la rationalité de l’âme humaine est garante de sa supériorité. La position aristotélicienne est importante à l’aune d’une analyse de la pensée de Descartes en ce sens que le propos d’Aristote est centré autour de l’attribution d’une âme à l’animal, chose à laquelle Descartes s’oppose avec véhémence. De plus, cette opposition s’inscrit dans la volonté cartésienne de critiquer la philosophie scolastique inspirée en grande partie des textes d’Aristote. Saint Thomas d’Aquin participe également à l’histoire de cette question en refusant le libre arbitre aux animaux dans sa Somme théologique (Thomas d’Aquin, Somme théologique, Volume I, question 83, article 1, réponse). Il est important de noter la valeur de l’Aquinate pour la position cartésienne sur la nature animale étant donné le contact direct de Descartes avec le texte thomiste durant sa formation au Collège de La Flèche (Cohen Rosenfield, L. (1968), From Beast-Machine to Man-Machine, p. 19.). La figure de Montaigne vient compléter le portrait historique de la question animale dans la philosophie avant son moment cartésien. Michel de Montaigne mobilise le cas animal dans le but de relativiser les prétentions de supériorité tous azimuts de l’humain (Gontier, T. (1998), De l’Homme à l’Animal : Paradoxes sur la nature des animaux – Montaigne et Descartes, p. 64.). Il accomplit cela en intégrant à son texte un grand nombre d’histoires et d’anecdotes relatant les prouesses et exploits de différents animaux. Une des multiples visées du philosophe dans son Apologie de Raimond Sebond est d’éradiquer une vision hiérarchisée de la nature héritée des penseurs comme Aristote et Thomas d’Aquin. À l’aune de la problématique, la référence à Montaigne est importante en ce sens que Descartes connaissait très bien l’Apologie, et malgré le fait que cela ne soit pas l’objectif du présent texte, une certaine interprétation de la cinquième partie du Discours de la méthode montre que sa structure argumentaire est bâtie de telle manière à offrir une réfutation point par point de la position de Montaigne (Gontier, T. (1998), De l’Homme à l’Animal : Paradoxes sur la nature des animaux – Montaigne et Descartes, p. 181- 182). Le langage chez Descartes dans la réflexion sur la nature des animaux 7 de la présence d’une pensée et d’un langage authentique dans l’animal-machine. Malgré le nombre relativement limité de commentaires consacrés à ce volet de la pensée cartésienne, certaines études contemporaines contribuent à exposer les différents aspects de la question animale dans les écrits de Descartes. L’ouvrage de Leonora Cohen Rosenfield, entre autre, présente une perspective historique au sein de laquelle Descartes agit à titre de point de départ, pour ensuite analyser l’évolution graduelle de la réflexion sur la nature animale chez plusieurs auteurs du XVIIe et XVIIIe siècle participant autant à la tradition philosophique, scientifique, théologique que strictement littéraire3. Thierry Gontier figure également parmi les commentateurs qui se sont penchés sur le propos cartésien à l’endroit des animaux en publiant une brillante étude comparative entre les positions de Montaigne et de Descartes sur cette même question4. La présente étude, tout en restant sensible au contexte historique des idées interpelées et à leur héritage philosophique, focalise sur le développement de la seule pensée cartésienne au sujet de la nature animale. De plus, la notion de langage est peu présente dans les écrits du philosophe et par le fait même, reçoit peu d’attention à l’intérieur des études cartésiennes. Son utilisation comme fil conducteur pour appréhender la théorie de l’animal-machine apporte dès lors un éclairage différent à cette question et met en relief l’importance sous- estimée du langage dans la pensée de René Descartes. 1. Sommaire de la thèse cartésienne Dans un premier temps, il est essentiel de comprendre que les quelques pages consacrées à la théorie de l’animal-machine étaient censées faire office de résumé à une exposition beaucoup plus exhaustive insérée dans le traité de l’Homme5. Pour une raison inconnue, cet examen complet n’a pas survécu à la version finale du traité. Quelle est donc la visée propre au Discours de la méthode pour la thèse de l’animal-machine ? Loin d’une présentation théorique ______________ 3 Cohen Rosenfield, L. (1968), From Beast-Machine to Man-Machine. 4 Gontier, T. (1998), De l’Homme à l’Animal : Paradoxes sur la nature des animaux – Montaigne et Descartes. 5 Cohen Rosenfield, L. (1968), From Beast-Machine to Man-Machine, p. 5. Renaud Blais‐Mailloux 8 exhaustive, ce texte joue plutôt un rôle de persuasion6. Descartes est conscient de la nature radicale de son propos et souhaite renverser ce qu’il perçoit comme une erreur du sens commun : la conviction que les animaux sont pourvus d’une âme et d’une pensée rudimentaire. La prise de position cartésienne au sujet de la question de la nature de l’animal prend racine non pas dans une motivation unique sur le plan théorique, mais participe plutôt à ce que Thierry Gontier désigne comme « un faisceau d’arguments7 ». Plusieurs motivations scientifiques et théologiques, notamment le projet d’explication mécaniste de la biologie et la doctrine du Péché originel d’inspiration augustinienne, forment autant de raisons pour Descartes d’adopter le point de vue qu’il expose dans la cinquième partie du Discours de la méthode8. Une considération particulière nécessite néanmoins un examen plus exhaustif en tant qu’elle offre un regard global sur la théorie cartésienne en elle-même, ainsi que sur plusieurs de ses implications. En effet, l’un des multiples versants de la réponse cartésienne à la question de l’âme des bêtes fait intervenir la cohérence avec les principes ontologiques de Descartes. Pour réduire la thèse complexe mais essentielle du dualisme métaphysique de Descartes à sa plus simple expression, il est nécessaire de considérer de quelle manière le philosophe réduit l’entièreté de son ontologie à deux substances fondamentales : l’âme immatérielle d’un côté et de l’autre, le corps matériel9. Ces deux substances se déclinent selon plusieurs attributs dont l’un joue le rôle d’attribut principal. L’attribut principal de l’âme est la pensée ; celui du corps est l’étendue10. Selon ce schéma, il est donc possible de déduire qu’une âme annonce la présence nécessaire d’une pensée, et qu’une réelle pensée ne saurait exister sans être ancrée dans une âme. Sur le plan matériel, un corps doit inévitablement occuper un espace physique par sa nature étendue, et inversement, une chose étendue ne peut être autre qu’un corps. ______________ 6 Gontier, T. (1998), De l’Homme à l’Animal : Paradoxes sur la nature des animaux – Montaigne et Descartes, p. 181-182. 7 Ibid., p. 244. Italiques de l’auteur. 8 Pour une analyse de ces diverses motivations, voir Rosenfield (1968) et Gontier (1998, 2010). 9 Principes de la philosophie, AT, IX, 47. 10 Principes de la philosophie, AT, IX, 48. Le langage chez Descartes dans uploads/Philosophie/ blais-mailloux-16342.pdf
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- Publié le Oct 10, 2021
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