Un sociologue individualiste : Gabriel Tarde 1 Célestin Bouglé, « Un sociologue
Un sociologue individualiste : Gabriel Tarde 1 Célestin Bouglé, « Un sociologue individualiste : Gabriel Tarde », Revue de Paris, t. 3, mai-juin 1905, pp. 294- 316. [Source utilisée : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k17483g] Lorsque le grand public veut prendre un aperçu de ce que peut être aujourd'hui la sociologie, il se reporte le plus souvent à l'œuvre de Tarde. Plusieurs de ses livres ont atteint un grand nombre d'éditions. Ils ont été traduits en anglais, en russe, en espagnol. L’Allemagne même, — qui pourtant semble commettre la faute que nous commettions avant 1870, et qui ignore aussi longtemps qu'elle le peut nos «nouveautés» scientifiques, — l'Allemagne a prêté attention aux idées de Tarde : il y a dix ans déjà, dans les universités d'outre-Rhin, nous avons vu aux mains des professeurs et des étudiants les Lois de l'Imitation. D'où viennent donc et où tendent ces idées déjà fameuses? Quelle était la physionomie de ce [p295] « sociologue », trop tôt disparu, mais qui goûta du moins, avant de disparaître, aux joies de la quasi célébrité? * * * Tarde, qui mourut professeur au Collège de France, n'avait point parcouru le cursus honorum classique : il s'était fait savant en dehors des cadres de l'Université. L'assemblée des professeurs du Collège alla le chercher au ministère de la Justice, où il dirigeait depuis six ans la statistique judiciaire, comme le ministre de la Justice était allé le chercher dans son pays natal, à Sarlat, où il exerçait depuis vingt ans les fonctions de juge d'instruction. Sa carrière est la preuve que le talent peut encore de nos jours, même du fond des provinces, se faire reconnaître, s'imposer à l'attention publique, se tailler sa place officielle. Tarde eut la chance de naître, et le bon goût de rester malgré tout, « enraciné », « provincial ». L'animation parisienne répondait, sans doute, à certains besoins profonds de sa nature : il adorait la société, l'échauffement mutuel des esprits, les passes étincelantes de la conversation. Il se dépensait sans compter dans les derniers salons où l'on cause, mais toujours il revenait avec volupté, avec piété, au jardin de ses pères : il y pouvait reprendre haleine, refaire ses approvisionnements intellectuels, et c'était là qu'il avait découvert dès longtemps, dans tels recoins familiers qu'il montrait à ses fils, les idées directrices de sa vie philosophique. La Roque-Gajac : une « maison de troglodyte » adossée au rocher et dominant les larges vallées verdoyantes où la Dordogne scintille. Le jeune Gabriel de Tarde devait trouver là. en même temps qu'une provision d'impressions gracieuses, le souvenir encourageant de nobles ancêtres, pour la plupart « conseillers du roy en l'élection de Sarlat », révérés de père en fils par les paysans d'alentour. Un d'entre eux surtout était glorieux : le chanoine Jean Tarde. Il était si savant, et sa réputation si bien établie dans toute l'Europe que le pape lui-même, l'ayant interrogé sans le connaître, perdu dans la foule obscure des pèlerins, s'écria à ses réponses : Tu es Tardus, aut diabolus! A l'exemple de cet antique encyclopé- [p296] diste, l'enfant rêva bientôt de faire, lui aussi, « le périple des sciences ». 1 Voici la liste des ouvrages de G. Tarde : La criminalité comparée, 1886 ; Les Lois de l'Imitation, 1890 ; La Philosophie pénale, 1890 ; Études pénales et sociales, 1891 ; Essais et Mélanges sociologiques, 1895 ; Les Transformations du Droit, 1895 ; La Logique sociale, 1895 ; L'Opposition universelle, 1897 ; Études de psychologie sociale, 1898 ; Les Lois sociales, 1898 ; Les Transformations du Pouvoir, 1899 ; L'Opinion et la Foule, 1901 ; Psychologie économique, 1902. Tarde collaborait en outre régulièrement à la Revue philosophique, à la Revue de métaphysique et de morale, à la Revue internationale de sociologie, enfin aux Archives d'anthropologie criminelle dont il partageait la direction avec M. Lacassagne. Les Archives ont consacré un numéro spécial à la mémoire de Tarde (juillet-août 1904). Sur l'initiative de M. Lacassagne, un comité vient de se former pour lui élever une statue à Sarlat. 1 Il fut vite arrêté. A dix-huit ans, aussitôt après son baccalauréat, sa vue est menacée. Il est obligé de restreindre le cercle de ses investigations. Déchiffrant à petites doses et ruminant longuement ce qu'il a déchiffré, il concentre son attention sur un même auteur. Et il se trouve que cet auteur est Cournot, le philosophe du hasard. Heureux accident, qui attachait un si brillant disciple au vieux logicien méconnu, et instituait entre ces deux grands indépendants un commerce aussi intime! Tarde ne reconnaîtra pas d'autre maître 1. On nous assure qu'il « aimait peu Comte, critiquait Darwin, se défiait d'Herbert Spencer, ne suivait guère Renan, et restait insensible à Taine ». Il n'était reconnaissant à celui-ci que de lui avoir signalé Cournot. Autrement, chez l'historien de la Littérature anglaise, Tarde se plaindra de ne pas trouver, « dans ce parterre multicolore d'idées splendidement épanouies, quelques idées en bouton ou à demi écloses..., le sentiment du charme profond inhérent à l'inachevé, à l'indéterminé inexprimable... » Tarde lui-même a finement noté la « profonde influence — fatale? bienfaisante?» que sa maladie d'yeux dut exercer sur son développement intellectuel : « de dix-neuf à vingt-cinq ans, j'ai dû très peu lire, beaucoup réfléchir. » Plus tard, délivré de ces malaises, Tarde sera sans doute un grand liseur. Mais toujours il spéculera à l'infini sur ses lectures. Elles seront pour lui des prétextes à suivre ses propres idées. Un certain nombre de chercheurs contemporains semblent rester accablés et comme ankylosés sous le poids de leur érudition. Rien de pareil chez Tarde : tout secondera, mais rien n'entravera le libre essor de sa pensée solitaire. A la même époque sans doute, et pour charmer ses loisirs forcés, se développait en lui le goût de la notation poétique. Il a recueilli, en un volume de Contes et Poèmes, un certain nombre des pièces qu'il se plaisait à composer à la gloire de son petit pays : il y racontait les légendes et décrivait [p297] les beautés du Périgord. Il ne perdit jamais tout à fait l'habitude de formuler ainsi ses impressions et ses rêves. C'est en vers qu'il exprimera le vœu d'être enterré à la Roque-Gajac : Là je veux que des bras amis portent ma bière De laboureurs suivie, et de vous, mes enfants, Et je veux qu'un pieux murmure de prières Accompagne vos pleurs tout le long de mes champs. Oui je veux, philosophe inconséquent peut-être, Impénitent qui sait? libre jusqu'à la fin, Je veux que mon convoi soit conduit par un prêtre, Par notre bon curé, mon plus proche voisin... «J'avais eu très jeune, écrira-t-il, de très hautes ambitions poétiques... ; je crois que cette aptitude n'était pas illusoire... » En évoquant l'œuvre de sa vie, nous aurons l'occasion de reconnaître que Tarde ne se trompait pas ; il a eu beau changer de « vocation » : à travers toute la masse de sa philosophie sociale, on perçoit aisément la vibration de son âme de poète... * * * Ce que nous rencontrons d'abord à la racine de cette sociologie, ce sont deux idées de médecins, deux idées que les découvertes de Pasteur et les expériences de Bernheim 1 Tarde préparait un livre sur Cournot. La Revue de métaphysique et de morale publiera des fragments de ce livre dans le numéro spécial qu'elle consacrera cette année à Cournot, au moment où commencera la réédition de ses œuvres. 2 commençaient de rendre familières au grand public, au moment même où Tarde poursuivait ses réflexions solitaires : l'idée de contagion et l'idée de suggestion. Par la contagion, la médecine moderne explique un nombre chaque jour croissant de phénomènes. On se représentait naguère les maladies comme logées à l'intérieur de l'organisme, qui en aurait porté les germes avec lui ; elles n'attendaient qu'une excitation extérieure pour s'y développer spontanément. On reconnaît aujourd'hui que la plupart des maladies sont importées : elles vont du dehors au dedans ; après des pérégrinations plus ou moins longues, les germes en sont transmis à l'organisme sain par un organisme déjà malade. Dans les épidémies elles-mêmes, le médecin voit encore l'effet d'une propagation : il suit à la trace l'agent invisible qui passe de corps en corps. D'une manière ana- [p298] logue, Tarde cherchera à rendre compte de tous les phénomènes sociaux par les idées qui circulent d'esprit en esprit. Ce qu'on attribuait à des ressemblances spontanées ou à l'influence d'un même milieu, il en fera remonter la responsabilité à des transmissions inaperçues. Si les membres d'une môme société se ressemblent, s'ils croient aux mêmes dogmes et partagent les mêmes goûts, s'ils s'habillent, mangent, s'amusent et s'ennuient suivant les mêmes rites, toutes ces ressemblances sont acquises : elles aussi s'expliquent par les invisibles agents qui, passant d'individu en individu, ont fait le tour de la société. Mais comment ce passage s'opère-t-il ? C'est ce que les expériences de suggestion hypnotique nous permettent de concevoir. Nous y voyons un sujet épouser, en quelque sorte, la personnalité de son magnétiseur, et non uploads/Philosophie/ bougle-celestin-1905-un-sociologue-individualiste-gabriel-tarde.pdf
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- Publié le Mar 08, 2022
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