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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Alain Caillé Sociologie et sociétés, vol. 36, n° 2, 2004, p. 141-176. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/011053ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 6 April 2012 07:18 « Marcel Mauss et le paradigme du don » M auss n’est assurément pas un auteur ignoré. Mais, comme l’écrit de façon à la fois amusante et pertinente Camille Tarot, il reste «un inconnu célébrissime» (Tarot, 1996 et 2000). Surtout, il reste catalogué avant tout comme ethnologue ou anthropologue si bien qu’il est à peu près totalement oublié par toutes les histoires de la pensée sociologique. Triste destin pour l’héritier spirituel de Durkheim! Contre cette injustice—qui s’explique—, nous voudrions suggérer ici que c’est d’abord au pan- théon des théoriciens essentiels de la sociologie qu’il convient d’inscrire Mauss et qu’avec Simmel il devrait y figurer au tout premier plan. Dit autrement, une des raisons essen- tielles pour lesquelles la sociologie a tant de mal à trouver son centre de gravité théo- rique, paradigmatique, tient à son incapacité à comprendre et à assumer l’héritage de M. Mauss. Il est vrai que ce dernier, pour reprendre la formule de René Char, n’est pré- cédé d’aucun testament connu. Demandons-nous à quoi ressemblerait un tel testa- ment s’il avait été rédigé de façon explicite. alain caillé Professeur de sociologie à l'Université Paris X-Nanterre Revue du MAUSS 3, avenue du Maine 75015 Paris, France Courriel: www.revuedumauss.com 141 Marcel Mauss et le paradigme du don1 1. On trouvera une contraction des trois premiers chapitres de notre livre, Anthropologie du don. Le tiers paradigme (Desclée de Brouwer, Paris, 2000) qui, eux-mêmes reprennent, sous une forme légèrement modi- fiée, notre article « Ni holisme ni individualisme méthodologiques. Marcel Mauss et le paradigme du don », publié dans La Revue du MAUSS semestrielle n° 8, La Découverte, Paris, 1996, 2e semestre (et également dans Revue européenne des sciences sociales, tome xxxiv, 1996, n° 105, p. 181-224, Droz, Genève, Suisse). I) marcel mauss, un auteur gravement sous-estimé Pourquoi M. Mauss n’a-t-il pas la place qu’il mérite au panthéon sociologique? La sous-estimation de l’importance de M. Mauss pour la sociologie n’est ni le fruit du hasard ni le résultat d’on ne sait quel complot. Elle s’explique au contraire par de nom- breuses raisons, plus ou moins bonnes. La première est probablement que, conformé- ment à ce qui fait toute l’ambition de l’École sociologique française, son œuvre n’est clairement assignable à aucune des disciplines actuelles des sciences sociales. Chez les sociologues, il fait figure d’ethnologue, et les ethnologues ne sauraient vraiment recon- naître comme l’un des leurs quelqu’un qui ne s’est pas soumis au rite initiatique du ter- rain, quand bien même il serait l’auteur d’un précieux Manuel d’ethnographie (1967 [1947]). Et quant aux économistes qui devraient être au plus haut point concernés par certaines des découvertes de M. Mauss, tant leur contenu que la façon dont elles sont exposées les leur rendent à peu près imperceptibles et inintelligibles. De même, pour une ethnologie anglo-saxonne, souvent plus soucieuse de la qua- lité empirique des monographies que de la systématisation théorique, il y a encore dans le propos de Mauss quelque chose de décidément trop «continental» et abstrait. Mais, à l’inverse, aux yeux des philosophes ou des sociologues théoriciens, en France ou en Allemagne, ce même appareillage conceptuel apparaît trop simple et rudimentaire puisqu’il ne fait pas l’objet d’un travail spéculatif systématique et n’exhibe pas de façon explicite la réflexivité à laquelle pourtant il s’alimente. À la différence de Marx, de Durkheim et surtout de Weber, Mauss n’appartient donc pas au corpus des auteurs canoniques de la tradition philosophique. L’autre série de raisons, probablement décisives, au discrédit relatif dans lequel est tenu Mauss, tient au fait qu’il n’est l’auteur d’aucun livre et que—ceci expliquant sans doute largement cela—sa pensée est particulièrement rétive à se laisser mettre en sys- tème. Il n’y a rien en elle qui se puisse aisément exposer dans un manuel. Ou reprendre élégamment dans une dissertation philosophique. Sur les raisons de l’impuissance ou de l’absence de désir de Mauss d’accéder à cette dignité d’auteur d’au moins un «vrai» livre, nous en sommes réduits aux conjectures. Qu’est-ce qui a joué le rôle déterminant? Un certain dilettantisme,paradoxal chez cet éru- dit hors normes («Mauss sait tout», disaient à juste titre ses disciples), qui a entendu ne pas renoncer aux plaisirs de la vie, de l’amitié, de l’amour ou du sport, et n’écrire que par obligation, par passion ou par plaisir, et jamais en vertu d’un quelconque intérêt de car- rière ou d’une quête de renommée abstraite et artificielle. Sans compter que Mauss s’est toujours voulu militant, de la cause civique et socialiste à la fois. On connaissait l’impli- cation de Mauss en ces domaines. Le livre de Marcel Fournier surprend en montrant à quel point elle était importante et combien M. Mauss ne s’est pas contenté d’être un temps le bras droit de Jaurès et, bien plus tard, un des proches de Léon Blum, mais qu’il a été au fond l’avocat peut-être le plus actif en France du socialisme associatif, ne rechi- gnant pas à payer de sa personne, de son temps et de ses fonds pour soutenir cette cause. 142 sociologie et sociétés • vol. xxxvi.2 Mais toutes ces raisons sont probablement secondaires à côté de ce qui tient à une tournure d’esprit singulière, propre à Mauss, dont il semble bien qu’il faille davantage le louer que le blâmer, et qu’il est possible de résumer d’un trait: l’horreur de l’esprit de système. Nul plus que lui n’est soucieux du concret et du fait que celui-ci fait écla- ter de partout les catégories que nous lançons sur lui comme autant de filets voués à manquer la plupart de leurs proies. «Ce que nous nommons si mal l’échange, le don ou l’intérêt», écrit Mauss dans un doute permanent sur la portée des mots mêmes qu’il emploie pour tenter de cerner son objet (Mauss, 1966, p. 266). Mieux, il ne faudrait guère le pousser pour le voir reconnaître que ce n’est pas seu- lement par une plate difficulté épistémologique que nos concepts achoppent à se rendre adéquats au réel, mais bien plus profondément parce que tout dans la réalité qu’ils ten- tent de cerner est en lutte ouverte contre eux. Le don n’existe-t-il pas uniquement par la magie de ce qui est indissociablement la négation et la dénégation de l’échange et de l’intérêt? Et réciproquement, sans doute. Sans compter que, comme le suggère élo- quemment l’«Essai sur quelques formes primitives de classification» (Durkheim et Mauss, in Mauss, 1971 [1903]), il y a entre la réalité, l’être social réel dirait Marx, et les catégories qui le désignent, une profonde relation d’incertitude et d’intrication à la fois, puisque en un sens les catégories de la pensée ne sont pas autre chose que la forme même de l’être social pratique. Et réciproquement sans doute, là encore. Le réductionnisme des héritiers et des disciples infidèles La forme même de l’être social réel? Voilà qui peut prêter à confusion. Cette confusion dans laquelle est partiellement tombé croyons-nous Lévi-Strauss dont l’œuvre, dans son ensemble, et en particulier l’«Introduction» qu’il a écrite pour présenter le recueil clas- sique des écrits de Mauss, n’a finalement guère rendu service à l’intelligence et à la pos- térité de celui-ci (Lévi-Strauss, 1966). Une autre des raisons profondes de l’oubli relatif qui affecte Mauss est en effet que ses disciples sont devenus en un sens plus célèbres que lui, mais au prix d’un démembrement de la complexité de sa pensée ou de l’accentua- tion unilatérale et donc fautive de telle ou telle de ses dimensions. Littérateurs autrefois d’avant-garde ou philosophes de la déconstruction, rebutés par l’humanisme tempéré d’un Mauss, lui préfèrent les intuitions sulfureuses d’un Georges Bataille2 et les pro- longements donnés par Maurice Blanchot. Et la pensée française la plus vivante, pendant une trentaine d’années s’est coulée dans le moule structuraliste inventé par Lévi-Strauss, dans le sillage de M. Mauss mais aussi contre lui. En affirmant que la science n’avait que faire des catégories indigènes, de l’âme ou de l’«esprit de la chose donnée»,en soutenant qu’il n’existe pas trois obligations distinctes, celle de donner, celle de recevoir et celle de rendre, mais une seule, celle d’échanger,Lévi-Strauss rabattait en effet largement le don sur l’échange,et ouvrait la voie à l’étude d’une science des catégories primitives ne s’attachant plus qu’à leur structure 143 Marcel Mauss et le paradigme du don 2. Même un J.Habermas,pourtant peu suspect de complaisances déconstructionnistes,dans uploads/Philosophie/ marcel-mauss-et-le-paradigme-du-don-alain-caille.pdf

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