D U M Ê M E A U T E U R *m LA PAROLE MALHEUREUSE. De l'alchimie linguistique à
D U M Ê M E A U T E U R *m LA PAROLE MALHEUREUSE. De l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique, 1971. LE MYTHE DE L'INTÉRIORITÉ. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, 1976. LE PHILOSOPHE CHEZ LES AUTOPHAGES, 1 9 8 4 . RATIONALITÉ ET CYNISME, 1 9 8 4 . COLLECTION ' CRITIQUE > JACQUES BOUVERESSE WITTGENSTEIN : LA RIME ET LA RAISON Science, éthique et esthétique ^m LES EDITIONS DE MINUIT © 1 9 7 3 by LES ÉDITIONS DE M I N U I T 7, rue Bernard-Palissy — 75006 Paris La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. I S B N 2 - 7 0 7 3 - 0 2 9 9 - 6 ayant-propos En dépit de certains indices qui permettent de penser qu'il pourrait un jour y devenir à la mode, Wittgenstein reste dans notre pays un auteur singulièrement inactuel. Il est vrai qu'après celui de rester tout à fait inconnu, le fait de devenir à la mode constitue en un certain sens l'aventure la plus fâcheuse qui puisse arriver à grand philosophe, car l'attention réelle que l'on porte à un auteur et l'effort véri- table que l'on fait pour le comprendre sont souvent en proportion inverse de l'agitation qui a lieu autour de son nom et des honneurs officiels qui lui sont décernés. Mais, dans le cas de Wittgenstein, il s'agirait de quelque chose de pire qu'une mésaventure, parce que toute sa philosophie est en un certain sens une dénonciation du phénomène de la séduction et de la mode en matière de théories ou d'idées, c'est-à-dire de tout ce qui fait qu'une certaine manière de penser et de s'exprimer s'impose à un certain moment comme la seule possible ou concevable et devient pour un temps obligatoire, officielle, consacrée. La philosophie est, de son point de vue, une entreprise purement négative : elle se réduit à une sorte de lutte permanente, et jamais assurée d'aucune victoire sûre, contre la fascination dangereuse exer- cée par un certain nombre de mots magiques, de formules rituelles, d'explications et de théories qui ne reposent sur rien d'autre que l'empressement du plus grand nombre à les accepter et à les défendre, bref contre toute une mythologie savante, caractéristique de nos sociétés rationalistes. Il est peu probable, à vrai dire, que la philosophie de Wittgenstein puisse réellement être appréciée par les amateurs de sensa- tions intellectuelles, parce qu'elle est allée incomparablement plus loin qu'aucune autre dans le sens de l'ascétisme et de l'austérité : elle constitue une sorte d'invitation paradoxale à bouder systématiquement son plaisir en matière de théorie, à orienter son effort contre tout ce qu'il peut y avoir de 7 LA RIME ET LA RAISON prestigieux et d'ensorcelant dans certaines productions de l'intellect, à se persuader sur des exemples caractéristiques que les innovations les plus grandioses sont toujours moins grandioses qu'il ne semble et que, comme le dit l'épigraphe des Recherches philosophiques (empruntée à Nestroy), « en général le progrès comporte cette particularité de paraître beaucoup plus grand qu'il n'est en réalité ». Wittgenstein s'est appliqué, pourrait-on dire, avec une sorte de génie de la destruction à combattre toute espèce d'enthousiasme théorique et spéculatif : pour lui, l'entendement humain est en quelque sorte perpétuellement malade de ses propres succès, il ne connaît le plus souvent que pour méconnaître, il ne produit guère de lumières qui ne finissent par le rendre quelque peu aveugle ni de solutions qui ne constituent en même temps des problèmes. La réputation de philosophe obscur de l'auteur du Trac- tatus est certainement un élément essentiel du prestige qu'il possède auprès de ceux-là mêmes qui le connaissent peu ou pas du tout. (Inversement, le mépris dans lequel on tient généralement en France une philosophie comme celle de Carnap tient certainement pour une part non négligeable au fait que tout y est parfaitement clair, explicite, dénué de profondeur apparente et de mystère.) Mais ce qui carac- térise avant tout la démarche philosophique de Wittgenstein est pourtant la passion de la clarté et de la simplicité, le mépris du jargon technique, de la prétention et de l'emphase, de l'ésotérisme et de l'hermétisme, le souci constant de ne rien réserver et de ne rien cacher, d'étaler entièrement sous nos yeux des choses que tout le monde peut voir. Comme le remarque Shwayder, « il a toujours écrit dans ce style caractéristique au point d'en être exaspérant, complè- tement dépouillé, dramatiquement épigrammatique, jetant des éclairs de lumière comme une sorte de puissant stro- boscope, désorientant l'intellect par des alternances d'éclai- rage brillant et d'obscurité et provoquant souvent un brouil- lard complet. La préface des Philosophische Bemerkungen est une expression intense de la conception, à laquelle il est resté constamment attaché, selon laquelle ce qui est important dans le monde de l'esprit doit être clair et simple (voir également Tractatus, 5.4541), et sa tragédie a été de savoir que tout dans sa propre vie était moins clair et 8 AVANT-PROPOS simple que cela aurait dû l'être à son avis 1 ». Si on les com- pare aux productions les plus caractéristiques de la philo- sophie allemande, les Recherches philosophiques représen- tent, par leur langage et par leur style, une entreprise tout à fait singulière et une performance assez remarquable. Philosopher de cette manière en langue allemande est une chose qui n'était certainement guère concevable à l'époque où Wittgenstein l'a fait. Sur la forme comme sur le fond, il a été en un certain sens particulièrement bien servi par son manque de formation philosophique systématique. Comme le suggère Alan Wood, « peut-être Wittgenstein donne-t-il le meilleur exemple des avantages de l'igno- rance2 ». « Il y a toujours, a écrit Wittgenstein dans une de ses lettres à propos du Tractatus, un point de vue auquel un livre, même s'il est écrit de façon absolument honnête, ne vaut rien : car, à proprement parler, personne n'aurait besoin d'écrire un livre, pour la raison qu'il y a au monde de tout autres choses à faire3. » Mais, même si l'on admet qu'il peut n'y avoir dans certains cas rien de mieux à faire que d'écrire un livre, il y a toujours quelque chose de mieux à faire que d'écrire un livre sur l'éthique : un livre de ce genre ne vaut rien, selon Wittgenstein, à tous les points de vue, sauf peut-être au point de vue documentaire. Un livre sur l'éthique serait le livre absolument parlant, il rendrait en un certain sens tous les autres absolument futiles ; et pourtant ce sont les tentatives auxquelles il ne cesse de donner lieu qui représentent elles-mêmes le comble de la futilité. Ce que tous les ouvrages qui prétendent traiter de l'éthique ont en commun, pour des raisons intrinsèques, c'est le fait d'être condamnés à une sorte de mutisme prolixe ou de prolixité muette : ils en sont réduits, d'une certaine manière, à conjurer l'absence de l'objet par la prolifération 1. D.S. Shwayder, « Wittgenstein on Mathematics », in P. Winch (ed.), Studies in the Philosophy of Wittgenstein, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1969, p. 66. 2. Essai sur l'évolution de la philosophie de Russell, publié à la suite de B. Russell, Histoire de mes idées philosophiques, trad, fr., Gallimard, 1961, p. 345. 3. Briefe an Ludwig von Ficker, herausgegeben von G. H. von Wright unter Mitarbeit von Walter Methlagl, Otto Müller Verlag, Salzbourg, 1969, p. 38 9 LA RIME ET LA RAISON indéfinie du discours ; mais à aucun moment ils ne parvien- nent à donner l'assurance qu'une question véritable a été posée et que quelque chose a été réellement dit. C'est du moins ainsi que Wittgenstein tendait à les considérer ; et s'il est relativement facile d'admettre en principe que le verbiage fait plus de tort à son objet que le silence, il est certainement difficile de se résigner définitivement à l'idée que tout discours sur l'éthique est nécessairement du ver- biage et que la seule façon de rendre justice à l'objet est en l'occurrence de n'en rien dire. Wittgenstein peut donner à certains égards l'impression d'avoir sur l'éthique l'opinion que des critiques en vien- nent parfois à émettre sur la poésie : qu'elle est finalement une chose beaucoup trop grave pour qu'on en parle. Et l'on est évidemment tenté de remarquer avec Paulhan : « Ce n'est rien dire précisément que parler d'ineffable. Ce n'est rien avouer que parler de secrets4. » Mais Wittgenstein a sur ce point le mérite de la cohérence : il ne prétend pas le moins du monde dire quelque chose en parlant d'indi- cible ; son ambition dans le Tractatus n'est pas descriptive, mais purement « topique », il s'agit uniquement d'assigner une fois pour toutes à l'éthique son lieu sans chercher le moins du monde uploads/Philosophie/ bouveresse-jacques-wittgenstein-la-rime-et-la-raison-vtxt.pdf
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- Publié le Jui 21, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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