Se débarrasser du signifié: un entretien avec Jacques Bouveresse Propos réunis
Se débarrasser du signifié: un entretien avec Jacques Bouveresse Propos réunis par Knox Peden, à Paris, le 15 janvier 2009 KP: Pour commencer pourriez-vous dire quelque chose sur l’origine de votre participation aux Cahiers pour l’Analyse? JB: C’est un peu difficile. D’abord ce sont des choses qui sont maintenant très lointaines et sur lesquelles j’ai des souvenirs qui sont un peu imprécis. A cette époque-là nous étions toute une équipe, une bande – je ne sais pas comment il faut dire – qui nous sommes retrouvés ensembles à la rue d’Ulm. Mais j’occupais moi-même déjà une position qui, je crois, était déjà très marginale à bien des égards, parce que j’avais commencé à m’occuper de Wittgenstein, je m’intéressais beaucoup à la philosophie analytique. J’avais commencé à apprendre sérieusement la logique mathématique, que j’ai ensuite enseigné à partir de 1966. Donc j’étais alors assistant à la Sorbonne, ça s’appelait encore la Sorbonne à l’époque, pour enseigner la logique mathématique. J’étais donc au milieux de gens dont les intérêts étaient quand même la plupart du temps extrêmement différents. Il y avait des Heideggériens extrêmement convaincus, dans le style des Heideggériens français, c’est-à-dire des Heideggériens que l’on pourrait qualifier sans exagération comme pas simplement sectaires, généralement plus sectaires que les Heideggériens allemands. C’était un phénomène français, une espèce d’idolâtrie Heideggérienne. Donc, il y avait les Heideggériens et puis il y avait ce qu’on pourrait appeler le structuralisme, bien sûr, pour utiliser un terme extrêmement général. Mais à l’intérieur même de cette constellation structuraliste ce qui dominait c’était vraiment le ‘Lacano-Althussérisme’, qui est un phénomène qui a pris naissance à peu près à ce moment-là, je pense à peu près au milieux des années soixante ou un peu avant. Je suis arrivé moi-même à l’École Normale Supérieure en 1961 et j’étais déjà très en retrait par rapport à tout ça. Alors, le ‘Lacano- Althussérisme’ c’est un phénomène assez étonnant. Il est né de la rencontre d’Althusser, d’abord avec la psychanalyse et ensuite plus précisément avec Lacan. Et là je pense qu’on peut dater avec une certaine précision le commencement de tout ça, la chronologie, je pense que c’est la leçon inaugurale de Jules Vuillemin au Collège de France, qui a dû avoir lieu en 1962, si je me souviens bien. C’est là qu’Althusser – je le vois comme si c’était hier – à la sortie de la leçon inaugurale de Vuillemin, Althusser a dit ‘Lacan est là il faut que j’aille lui parler’. Lacan avait assisté à cette leçon inaugurale de Vuillemin, qui était quelqu’un qui était une exception, déjà. Lui s’intéressait beaucoup à la logique, il était en train de travailler, si je me rappelle bien, à un ouvrage, ou il avait peut-être déjà publié le premier tome d’un ouvrage monumental qui s’appelle Philosophie de l’Algèbre et il faisait parti de ceux qui avaient introduit en France, qui avaient commencé introduire en France véritablement la logique et la philosophie inspirée de la logique – en même temps que Granger, c’était les deux grandes exceptions à l’époque. Althusser avait été à l’École Normale Supérieure en même temps que Vuillemin. Vuillemin, Althusser et Granger avaient à peu près le même âge, à un an de près. Ils s’étaient connus très bien et Vuillemin et Granger avaient été des élèves de Jean Cavaillès. C’est ça la filiation. Ils ont été formés en grande partie par Cavaillès. Vuillemin m’a dit une fois ‘faire ce que j’ai fait’, c’est-à-dire travailler sur la philosophie de la logique, la philosophie de la mathématique, ‘c’était la moindre des choses quand on avait eu comme maître Cavaillès’. Donc il y avait un héritage qui s’était transmis à eux. Donc ça c’est pour décrire un petit peu le contexte. Donc moi dans tout ça j’occupais une position qui était compliquée et un peu instable, parce que j’étais déjà à certains regards très loin de tout cela. Je me souviens d’avoir suivi un cours de Derrida qui s’appelait ‘L’idée d’ontologie chez Husserl et Heidegger’ et alors on sortait avec la grosse tête la plupart de nous, on était à plusieurs. La plupart des gens qui se sont retrouvés dans le Cercle d’Épistémologiesupportaient mal ce genre de philosophie, on ne comprenait pas très bien. On trouvait ça complètement irrationnel. Dans le milieu Heideggérien la science, qui pour moi apportait beaucoup, était traitée, c’est le moindre qu’on puisse dire, de façon très méprisante. Bon c’était le genre de choses qu’on ignorait, surtout les sciences humaines, d’ailleurs. Les Heideggériens étaient extrêmement remontés contre les sciences humaines, à un moment où les sciences humaines étaient devenues au contraire extrêmement importantes. C’est le moment où par exemple la linguistique est devenue très à la mode, l’anthropologie … Alors la linguistique ça voulait dire Saussure, Hjelmslev et Jakobson. C’étaient ceux- là, qui n’étaient pas forcément d’ailleurs ce qui était le plus représentatif de la linguistique. Je ne le crois pas. C’était Structures Syntaxiques de Chomsky, qui a été publié en 1959. Donc on aurait pu s’intéresser déjà à ça, mais bien sûr on ne s’y est intéressé que bien après. >Quoi que, il y avait quelqu’un qui s’est intéressé relativement tôt, c’est Jean-Pierre Faye, c’est-à-dire le groupe Change. Le groupe Change il y avait une fille qui était assez remarquable, qui s’appelait Mitsou Ronat, qui est morte très jeune dans un incident de voiture. Eux, ils s’intéressaient énormément à Chomsky, à la linguistique. Mais la linguistique au début des années soixante, la linguistique qui comptait, c’était la trilogie, la sainte trinité, Saussure, Hjelmslev et Jakobson. Et tout ce monde là était lié plus ou moins à Lacan. Lacan c’était quelqu’un qui, je pense, connaissait Jakobson, il s’est intéressé beaucoup à cette linguistique-là et pas la linguistique en général. Donc une des caractéristiques de ce Cercle d’Épistémologie – on m’a demandé d’y participer parce que je m’intéressais à l’épistémologie, je pense que c’est la raison principale, parce que je m’intéressais à la logique et à l’épistémologie. KP: Donc c’est eux qui vous ont demandé à participer? JB: Oui, oui, c’est eux. Je suis incapable de me rappeler si c’est Miller ou Milner ou les deux. Vous avez dû remarquer que les ‘liminaires’, comme on les appelait, on appelait ça les ‘limilners’ des Cahiers pour l’Analyse, qui étaient rédigés par Miller et Milner la plupart du temps. Je trouvais ça presque incompréhensible, c’était rédigé dans un langage qui était tellement hermétique, bon, c’est tellement précieux. Je pense qu’ils avaient une certaine estime pour ce que je faisais, ou ce qu’ils pensaient que je faisais ou que j’allais faire. Je me souviens très bien que moi, ce qui m’intéressait à l’époque c’était Wittgenstein, c’était Frege, c’était des auteurs de ce genre. Pas tellement l’épistémologie française, mais ça, bon, on en reparlera, puisque c’est un aspect du problème qui a son importance. Donc ils m’ont demandé probablement de participer à ce cercle, encore une fois, parce que je m’intéressais à la logique et à l’épistémologie et parce qu’ils estimaient peut-être … ils étaient convaincus sûrement qu’il y avait des choses à faire dans ce domaine-là et que peut-être j’étais capable de les faire. Mais ma participation est restée presque complètement formelle, parce que je ne me souviens pas d’avoir jamais participé à une réunion de ce cercle. Se réunissaient-ils d’ailleurs? Je n’en sais rien. KP: J’ai remarqué que, dans les numéros de Cahiers eux-mêmes, votre nom est toujours présent pour le Cercle d’Épistémologie, mais jamais sur le conseil de rédaction. JB: Oui, je pense – évidemment il faut se méfier de ses souvenirs – je crois ne jamais avoir participé ni à une réunion du Cercle d’Épistémologie, ni à une réunion de préparation pour les Cahiers pour l’Analyse, pour la fabrication des numéraux. KP: Vous avez parlé un petit peu du rôle d’Heidegger, d’idolâtrie des Heideggériens et c’est clair que dans les Cahiers pour l’Analyse, du début à la fin, il y a une critique de la phénoménologie. Mais en même temps on sait que l’engagement de Cavaillès avec la phénoménologie ne peut pas se réduire à un rejet complet. Il y avait aussi les autres, comme Suzanne Bachelard, Desanti, Granger, Vuillemin, qui dans les années cinquante et soixante continuaient à s’engager dans le projet de Husserl, sinon Heidegger. Il y a donc cette différence au cœur de la phénoménologie française elle-même. JB: Je dirais un peu plus Suzanne Bachelard, c’était surtout Suzanne Bachelard qui connaissait très bien Husserl. Je l’ai croisé passer l’agrégation, c’est-à-dire en 1965, c’est elle qui a fait un cours sur les Recherches Logiques de Husserl, qu’elle connaissait très bien et il n’y a pas tant de gens que ça … Je me rappelle que dix ans après c’était devenu difficile de trouver quelqu’un capable de faire un bon cours sur les Recherches Logiques, en partie d’ailleurs parce que Heidegger avait supplanté Husserl, c’est-à-dire le premier Husserl surtout. Le deuxième Husserl était relativement bien connu, grâce à Ricoeur notamment, ou Derrida. Mais le premier Husserl, qui est encore très classique, qui est sur bien des points proche de la philosophie uploads/Philosophie/ bouveresse.pdf
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- Publié le Mar 26, 2021
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