La pédagogie comme critère déontologique On peut, à partir de là, esquisser que
La pédagogie comme critère déontologique On peut, à partir de là, esquisser quelque chose comme une typologie des enseignants à partir de quelques « ideal types » qui prendraient pour critère de différenciation l’orientation éthique conférée au métier. En s’inspirant de la typologie établie par Viviane Isambrert-Jamati , il serait possible de distinguer quatre « profils déontologiques » principaux. En premier lieu, les professeurs « modernistes » seraient ceux pour qui l’obligation essentielle est de réaliser une adaptation fonctionnelle des individus à une société reconnue comme « technicienne ». Dans cette optique, « l’enseignant est un expert en méthode et une source d’information » ; l’éthique qui le définit est une éthique de la compétence, au sens technique de ce terme : l’enseignant est un professionnel de l’apprentissage, un technicien soumis, comme le médecin, sinon à l’obligation de résultats, du moins à l’obligation de moyens. En second lieu, les professeurs « libertaires » se caractérisent par un rejet global de la « société de consommation » ; ils donnent la primauté « à l’accomplissement des désirs et à la révolte ». Leur éthique ne peut dès lors être qu’une éthique du respect, de la libération et de la non-directivité. L’obligation essentielle pour l’enseignant est de ne rien faire qui contraigne ou restreigne la libre expression de chacun, mais au contraire de créer un climat qui favorise celle-ci. En troisième lieu, les professeurs « classiques » ou « élitistes » ont le culte de l’excellence et regrettent « le nivellement de la société actuelle ». Ils sont mûs par une éthique de la culture, qui admet comme un axiome incontestable que « les humanités humanisent ». L’accès aux raffinements du savoir , des arts et des lettres signifie en même temps l’amélioration morale de ceux qui sont capables de se hausser à ces degrés supérieurs de l’instruction et qui ont donc également, conformément à la république platonicienne, vocation à être des dirigeants. La seule obligation de l’enseignant, comme nous l’avons vu précédemment, est de se cultiver lui- même suffisamment pour pouvoir être un modèle et exercer sur ses élèves une attraction en quelque sorte naturelle. En quatrième lieu, les professeurs « démocratisants » développent « une critique radicale de la société menée par l’argent et la concurrence » ; ils souhaitent susciter « l’appropriation des savoirs par le plus grand nombre » et réduire ainsi au maximum les inégalités cuturelles et sociales. L’exigence primordiale est alors, non de dégager une élite, d’adapter chacun à la fonction qui correspond le mieux à ses capacités ou de libérer l’expression et la créativité de chacun, mais de conduire le maximum d’élèves au maximum de réussite possible et de réduire autant que faire se peut les écarts initiaux entre les « meilleurs » et les « moins bons ». Il semble qu’aujourd’hui ce dernier modèle déontologique ait les moyens d’évaluer précisément et objectivement ses exigences. Les analyses sociologiques récentes sur « l’effet-établissement » et sur les disparités de performance des lycées permettent d’analyser celles-ci, non plus en termes de réussite absolue ( par exemple les résultats au baccalauréat, qui sont naturellement tributaires de l’origine socio-culturelle des élèves), mais en termes de « valeur ajoutée », qui tiennent compte du niveau d’entrée initial des élèves et mesurent la capacité de l’équipe éducative à conduire le plus grand nombre d’élèves jusqu’au baccalauréat. Dans cette perspective, il apparaît clairement que l’action éducative des établissements comme des enseignants pris individuellement peut être évaluée selon deux critères principaux. D’une part, le taux d’efficacité (résultats terminaux des élèves globalement supérieurs aux résultats initiaux) ; d’autre part, le taux d’équité (réduction des écarts entre les élèves). La combinaison de ces deux critères permet de définir quatre possibilités, dont chacune correspond à un plus ou moins grand nombre d’établissements ou d’enseignants : - ceux qui dispensent un enseignement efficace mais inéquitable (ils améliorent le niveau de tous, mais de certains beaucoup plus que d’autres) - ceux qui dispensent un enseignement inefficace et inéquitable (ils n’améliorent que faiblement le niveau global, et en outre aggravent les écarts entre élèves) - ceux qui dispensent un enseignement inefficace et équitable (ils n’améliorent pas beaucoup le niveau global, mais réduisent les écarts) - ceux enfin qui dispensent un enseignement efficace et équitable (ils font monter nettement le niveau de tout le monde, et en outre restreignent les écarts). Il est clair que chacune de ces possibilités correspond à l’un des « modèles déontologiques » que nous avons distingués précédemment. L’enseignement « libertaire » ne se soucie guère des apprentissages, c’est-à-dire de l’efficacité ; mais en libérant l’expression de chacun, il vise à réduire les inégalités entre élèves, même si cette prétention demeure problématique et largement illusoire. L’enseignement « moderniste » au contraire privilégie l’impératif d’efficacité et s’en donne les moyens ; mais son souci d’intégration et d’adaptation fonctionnelle tend à aggraver les écarts et le rend donc peu équitable. L’enseignement « élitiste » , de par son principe même, se veut inéquitable ; mais refusant également toute technique susceptible de maximiser la réussite du plus grand nombre par une différenciation des procédures et des méthodes, il court le risque d’être aussi inefficace. L’enseignement « démocratisant » enfin vise à être à la fois efficace et équitable, tout en accordant néanmoins la préférence au second critère sur le premier. Il ferait sienne cette remarque d’Alain : « Un bon moyen de découvrir les plus intelligents afin d’en faire des ingénieurs, c’est d’enseigner mal, car seul l’élève très intelligent peut alors comprendre et reconstruire. Si l’on enseigne bien au contraire, le médiocre sera difficile à distinguer de l’excellent ». L’on peut se demander si dans ces conditions une évaluation « objective » de l’enseignement a un sens. Dans la mesure où chaque « éthique enseignante » déploie ses propres critères et ses propres valeurs, elle ne peut être jugée que par rapport à elle-même et en référence à ses propres exigences ; mais encore faut-il expliciter celles- ci avant tout jugement. Or il ressort des analyses précédentes que certaines éthiques rejettent la pédagogie, non seulement dans ses modalités empiriques, mais dans son concept même. L’enseignant « classique », celui du Code Soleil et de l’instruction républicaine, centre les exigences déontologiques, on l’a vu, sur la personne même du maître, ses qualités innées et ses efforts pour se cultiver ; il ne peut donc que condamner le « pédagogisme » qui prétendrait faire de l’enseignement une pratique élaborant des stratégies et des dispositifs. L’enseignant « libertaire » , au nom de la non-directivité , s’interdit toute intervention, donc toute action sur L’élève ; il se condamne à une pédagogie purement négative d’abstention et d’attente. L’enseignant « moderniste » réduit la pédagogie à un ensemble de techniques d’acquisition et d’évaluation supposées s’adapter aux dispositions physiques et psychiques de chaque élève ; mais par là même il fige celui-ci dans une nature que la psychologie de l’apprentissage n’aurait pour mission que de mieux connaître pour s’y adapter. Seul l’enseignant démocratisant considère la pédagogie non seulement comme une nécessité, mais aussi comme une exigence morale. Citons ici encore Alain : « Qu’un garçon ne fasse voir aucune aptitude pour les mathématiques, cela avertit qu’il faut les lui enseigner obstinément et ingénieusement ». « Obstinément » : la pédagogie se donne ici comme patience de la volonté, refus de tout fatalisme ou naturalisme, réaffirmation persévérante du postulat d’éducabilité. « Ingénieusement » : se trouve ainsi affirmé, pour l’enseignant, un « devoir d’imagination », l’obligation de trouver toujours de nouvelles voies, de nouveaux détours pour parvenir au résultat visé. La pédagogie est inventive ou n’est pas ; et cette inventivité est inspirée essentiellement par une préoccupation éthique. Cette exigence n’est-elle pas trop lourd à porter pour l’enseignant ? Freinet l’avait bien pressenti lorsqu’il écrivait : « L’école traditionnelle demande beaucoup trop à l’instituteur, moins d’ailleurs - et c’est cela le plus grave - dans le domaine de la technique qu’au point de vue des qualités personnelles et psychiques qu’il ne dépend pas toujours de lui de posséder ou d’acquérir : calme, droiture, autorité personnelle, intuition, patience, maîtrise de soi, abnégation, dévouement... et amour ! »8. Il visait ici la conception charismatique de l’enseignant déployée notamment par le Code Soleil ; mais l’on est fondé à se demander si elle ne s’applique pas tout autant à l’enseignant d’aujourd’hui, dont on requiert des compétences techniques et des qualités éthiques qui en feraient, si elles étaient pleinement réalisées dans un individu, un être exceptionnel. Freinet voyait la solution de cette difficulté dans le « matérialisme pédagogique » qui tend à élaborer des techniques et des outils (imprimerie, correspondance scolaire, fichiers coopératifs, bibliothèques de travail, etc.) «Permettant des résultats éducatifs maximums avec des instituteurs qui restent dans la norme des humains ». Ainsi, « nous aurons cessé de tabler sur l’exceptionnel et l’hypothétique pour ramener la technique pédagogique à la vraie mesure de l’homme ».9 L’exigence déontologique de la pédagogie n’est plus alors seulement pour l’enseignant un ensemble de dispositions et d’attitudes personnelles impliquant une tension opiniâtre de la uploads/Philosophie/ la-pedagogie-comme-critere-deontologique.pdf
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- Publié le Apv 22, 2021
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