M Jacques-Paul Dubucs L.J.E. Brouwer : Topologie et constructivisme In: Revue d

M Jacques-Paul Dubucs L.J.E. Brouwer : Topologie et constructivisme In: Revue d'histoire des sciences. 1988, Tome 41 n°2. pp. 133-155. Résumé RÉSUMÉ. — Contrairement à l'opinion reçue, il existe un lien étroit entre les travaux topologiques de Brouwer et sa philosophie des mathématiques. Brouwer a obtenu ses principaux résultats en délaissant les méthodes abstraites de la topologie générale des ensembles de points au profit d'une approche combinatoire qui cherche à arithmétiser les concepts topologiques. Le présent article examine la genèse de la notion brouwérienne de « degré » d'une application, et la découverte de l'équivalence entre l'existence de points fixes dans une application topologique et l'existence de singularités dans les champs de vecteurs tangents à la sphère. Abstract SUMMARY. — Contrary to the received view, a close connection exists between Brouwer's topological works and his philosophy of mathematics. Brouwer arrived at his main results by abandoning the abstract methods of general (or point-set) topology and opting instead for a combinatorial approach that seeks to make topological concepts arithmetic. In this article I investigate the genesis of Brouwer's notion of the « degree » of a mapping and the discovery of the equivalence of the existence of fixed points in a topological mapping and the existence of singularities in the field of vectors tangent to the sphere. Citer ce document / Cite this document : Dubucs Jacques-Paul. L.J.E. Brouwer : Topologie et constructivisme. In: Revue d'histoire des sciences. 1988, Tome 41 n°2. pp. 133-155. doi : 10.3406/rhs.1988.4094 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1988_num_41_2_4094 L. J. E. Brouwer : topologie et constructivisme RÉSUMÉ. — Contrairement à l'opinion reçue, il existe un lien étroit entre les travaux topologiques de Brouwer et sa philosophie des mathématiques. Brouwer a obtenu ses principaux résultats en délaissant les méthodes abstraites de la topo logie générale des ensembles de points au profit d'une approche combinatoire qui cherche à arithmétiser les concepts topologiques. Le présent article examine la genèse de la notion brouwérienne de « degré » d'une application, et la décou verte de l'équivalence entre l'existence de points fixes dans une application topologique et l'existence de singularités dans les champs de vecteurs tangents à la sphère. SUMMAR Y. — Contrary to the received view, a close connection exists between Brouwer's topological works and his philosophy of mathematics. Brouwer arrived at his main results by abandoning the abstract methods of general (or point-set) topology and opting instead for a combinatorial approach that seeks to make topo logical concepts arithmetic. In this article I investigate the genesis of Brouwer's notion of the « degree » of a mapping and the discovery of the equivalence of the exis tence of fixed points in a topological mapping and the existence of singularities in the field of vectors tangent to the sphere. L. J. E. Brouwer, qui a formulé une critique très radicale de la pratique mathématique traditionnelle, est aussi l'auteur de résultats considérables dans ce champ : l'importance de ses théo rèmes topologiques (notamment sur l'invariance de la dimension, et sur l'existence de points fixes pour toute application continue de la boule Bn dans elle-même) a été d'emblée reconnue par les mathématiciens « classiques ». Selon l'opinion communément reçue, ces deux aspects de l'œuvre de Brouwer sont sans rapport aucun : Brouwer abandonnerait sa philosophie des mathématiques pour faire de la topologie, comme Kronecker la sienne pour faire de Ля». Hist. ScL, 1988, XLI/2 134 Jacques-Paul Dubucs l'algèbre (г). La réunion par A. Heyting et H. Freudenthal de la plupart des écrits de Brouwer (2), autrefois dispersés et introuvables ou non traduits du néerlandais, permet de réexaminer la question : il semble que la cohérence de l'œuvre de Brouwer soit plus forte qu'on ne l'admet généralement, même s'il est difficile de souscrire entièrement à une opinion comme celle de G. Kreisel, selon lequel « les idées logiques de Brouwer étaient non seulement neuves, mais encore presque assez détaillées pour en déduire rigoureusement quelques-unes de ses innovations topologiques » (3). On se propose d'expliquer ici comment les travaux topolo giques de Brouwer se relient à ses préoccupations constructivistes, bien qu'ils ne soient évidemment pas menés dans un cadre intui- tionniste strict. Il faut d'abord souligner que, contrairement à une idée très répandue, Brouwer a commencé à formuler ses critiques contre la logique classique avant sa période la plus active de recherches en topologie (1909-1913) et qu'il les a poursuivies et précisées pendant cette époque. En 1908 Brouwer, outre son ouvrage L'ari, la vie et le mystieime (*), avait déjà achevé sa thèse Sur les fondements des mathématiques (8). On y lit que l'activité mathématique est antérieure à toute espèce de langage, que les preuves sont des constructions mentales et sont à ce titre tout à fait distinctes des (1) L'affirmation et la comparaison sont de M. Kline, Mathematical Thought from Ancien to Modern Times (Oxford up, 6e éd., 1980), 1199; Mathematics, the Loss of Certainty (Oxford up, 1980), 332. (•) Brouwer, Collected Works, I : Philosophy and Foundations of Mathematics, A. Heyting (éd.) (North-Hollanď Elsevier, 1975, 1980), Collected Works, II : Geometry, Analysis, Topology and Mechanics, H. Freudenthal (éd.) (North-Holland Elsevier, 1976). On les désignera respectivement par BRO I et BRO II. (*) G. Kreisel and M. H. A. Newman, Luitzen Egbertus Jan Brouwer 1881-1966, Biographical Memoirs of Fellows of the Royal Society (1969), 40. (*) Leven, Kunsl en Mystiek (1905). Cet ouvrage, tout à fait inassimilable par la tradition intuitionniste universitaire, mais dont Brouwer ne cessa jamais de recom mander la lecture, est adéquatement caractérisé par Van Stigt comme « un ramassis romantico-mystico-philosophique de pamphlets tous azimuts, concernant aussi bien la vie, l'intellect, la science, la vérité et le langage que la politique, la déstabilisation de la société par le socialisme et la suprématie de l'homme sur la femme, apparemment écrit par un homme surtout soucieux de s'en prendre à la société et aux intellectuels, et parfois formulé dans le langage le plus fanatique et le plus cru » (Walter P. Van Stigt, Brouweťs Intuitionism : a Re-appraisal of Brouvoeťs Contribution to the Study of the Foundations of Mathematics, thèse de Ph.D. Univ. de Londres, 1971). (•) Cf. BRO I, 11-101 et Walter P. Van Stigt, The rejected Parts of Brouwer's Dissertation on the Foundations of Mathematics, Historia Mathematica, VI (1979), 385-404. L. J. E. Brouwer 135 démonstrations, ou plus exactement des dérivations qui peuvent les transcrire par des formules : ces dernières ne sont que des gar nitures linguistiques des constructions mentales (e). Un énoncé qui affirme l'existence d'un objet possédant une certaine propriété a pour signification — et pour preuve — que nous connaissons une méthode qui nous rend aptes à construire cet objet. Dès lors le principe du tiers-exclu (P ou -i P) est entaché de suspicion : il se peut fort bien que l'on ne dispose d'une preuve constructive ni pour P ni pour -i P (7). La preuve constructive d'une disjonction est la donnée d'une preuve (constructive) de l'un des deux disjoints. Si P est, par exemple, de la forme Vx 3y A(x, y), une preuve de P est la donnée d'une fonction effectivement calculable f telle que A(x, f(x)) soit verifiable pour chaque x. Gomme il est clair qu'en prenant pour А(гс, y) un énoncé arithmétique de la forme Vz R (ж, у, z) on ne peut pas toujours trouver une telle /, on voit que PV — i P n'est pas constructivement prouvable (8). Bien plus, Brouwer estimait lui-même que les travaux de topo logie qui lui conférèrent sa notoriété (9) ne contredisaient nullement (*) Cf. aussi Ober Deflnitionshereiche von Funktionen, Mathematieche Annalen, XCVII (1927), 64 ; BRO I 394 ; J. Van Heijenoort, From Frege to G Od el (Harvard up, 1967, 1971), 460 : « Les preuves mathématiques mentales (gedanklich), qui contiennent en général une infinité de termes, ne doivent pas être confondues avec leurs correlate (Begleitungen) linguistiques, lesquels sont finie et nécessairement inadéquats, et n'appar tiennent donc pas aux mathématiques. » C) Brouwer a toujours exprimé une vive défiance à l'égard de tout procédé préten dant dériver une connaissance mathématique à partir d'une « hypothèse purement verbale » (en l'espèce : « supposons que -i P. On en déduit une absurdité. Donc P »). Mais, pour des raisons qui tiennent à la difficulté de l'interprétation constructiviste de la négation, la dissertation de 1907 considère simplement le principe du tiers-exclu comme dénué de sens (BRO I, 75). C'est seulement avec l'article de 1908, Sur la non- fiabilité des principes logiques {BRO I, 107-111) que le principe du tiers-exclu est jugé incorrect quand il est appliqué à des « systèmes infinis » : pour un énoncé comme « il y a un élément de A qui a la propriété Q », l'usage du tiers-exclu n'est licite que si A est fini car nous pouvons en principe examiner alors chaque élément de A. Si A est infini ce n'est plus le cas : à une étape donnée nous ne pouvons statuer sur l'énoncé que si nous avons trouvé un a tel que Q(a). (*) Les contre-exemples favoris de Brouwer sont uploads/Philosophie/l-j-e-brouwer-topologie-et-constructivisme-pdf.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager