LES NUÉES D'ARISTOPHANE Lambros COULOUBARITSIS La présence de la tragédie et de
LES NUÉES D'ARISTOPHANE Lambros COULOUBARITSIS La présence de la tragédie et de la comédie dans la cité athénienne a I'époque ou la démocratie s'épanouit est un événement majeur de la culture antique. Ce phénomene révele que la parole ne se limitait pas a la seule rhétorique comme geme indispensable pour faire prévaloir les valeurs de la cité (geme épidictique), le bon fonctionnement d'une assemblée (geme déli- bératit) et des tribunaux (genre judiciaire), ni encore aux pratiques des sophistes polymathes, comme Protagoras, Hippias, Prodicos ou Gorgias, qui tentaient de persuader les esprits les plus récalcitrants ; elle avait aussi noué des liens secrets avec la science naissante et la philosophie, telles qu'elles étaient proposées par ses pionniers, Anaxagore et Diogene d'Apollonie. C'est dire que bien avant qu'Aristote sépare rhétorique et poétique, en analysant les passions selon ce qui est recherché, en se référant tantot a des exemples pour la rhétorique et aux mythes pour la poétique, la culture athénienne avait déja pratiqué ces différences. Bref, en paralIele (et parfois face) a la rhétorique des rhéteurs et des sophistes, se sont constitués de nouveaux genres littéraires, telles la tragédie et la comédie. La premiere est parvenue, comme I'a discemé Aristote, a produire deux passions sélectives, la crainte et la pitié, tandis que la seconde a réussi a provoquer le rire et la dérision. En portant au premier plan certaines passions humaines gnlce a I'usage du mythe, la tragédie et la comédie ont joué un role essentiel pour comprendre le comportement des hommes dans la vie quotidienne et dans la cité. Aristophane, le plus célebre des créateurs dans le domaine de la comédie, a sans aucun doute porté ce genre en son point culminant. Si, panni ses comédies, c'est surtout le texte des Nuées qui intéresse les philologues et les philosophes, c'est, on s'en doute, parce qu'il met en jeu 16 Lambros Couloubarilsis des figures importantes de la philosophie préplatonicienne : les sophistes, Diogene d'Apollonie et Socrate. Cela explique pourquoi mon collegue Simon Byl et moi-meme avons décidé d'organiser, durant l'année académique 1988-1989, un séminaire autour de ce texte, dans le cadre des travaux du Centre de philosophie ancienne de I'Université Libre de Bruxelles1. Dans cette nouvelle livraison, al'occasion du colloque consacré au« Brouillard, brumes et nuées )/, je reprends quelques axes de mon étude précédente 3 , mais en les prolongeant, gnlce a de nouveaux éléments, en vue de circonscrire une nouvelle problématique, qui met en valeur le scheme (figure et métaphore) des Nuées. 1 Cornmenc;:ons par l'intrigue, en la situant dans le contexte cultureI de I'époque. Aristophane met en scene un pere et son fils, Strepsiade et Philippide. Le choix des noms est déja tout un programme, car le pere manifeste un esprit «tordu» (du verbe strephó), alors que le fils, dans un élan d'exces, dépense son argent aux courses de chevaux, et c'est pourquoi il est dénommé « ami des chevaux» (de phi/os et de hippos). D'ou l'idée de traduire « Strepsiades» par «Toumeboule» et «Philippides» par « Galopingre »4. Mais je crois qu'on peut se contenter de la francisation des noms grecs, afin de conserver la force de la langue originaire. Si les rapports entre le pere et le fils révelent la fa90n dont certains jeunes athéniens se comportaient al'époque dans un régime de liberté ou beaucoup de choses étaient permises, y compris la «maladie» des chevaux que dénonce Aristophane par la bouche de Strepsiade, il faut en plus y discemer une opposition entre des manques (sous-déterminations) et des exces (sur- déterminations) qui doivent aboutir, selon la logique archarque, a un équilibre (détermination). C'est la une regle que I'on rencontre également 1. Publié sous le titre Mylhe el Philosophie dans les Nuées d'Arislophane, Bruxelles, Ousia, 1994. 2. Organisé par Le « Centre Gaston Baehelard de reeherehes sur l'imaginaire et la rationalité » de l'Université de Bourgogne. 3. « Initiation et Pédanterie », op. cil., pp. 69-85. 4. Cf. V.-H. Debidour, dans sa traduetion dans la Colleetion Folio, Gallimard, 1965. Les nuées d 'Arislophane 17 dans les tragédies, et auparavant dans les mythes homériques et hésiodiques5. Mais dans cette Athenes démocratique, il y avait également une sorte de maladie contagieuse, celle qui pousse les jeunes a devenir, comme le dira plus tard Platon, la « proie » des sophistes. Socrate joue en quelque sorte le role d'un sophiste se permettant d'ouvrir une « École »' qui doit se soucier (phrontizein) desjeunes ou, cornme diront les adversaires, qui cherche a les exploiter. Il s'agit la probablement d'une premiere étape dans la vie de Socrate, avant qu'il s'oppose aux sophistes. Aristophane exploite cette situation en mettant en scene une sorte de «pensoir» socratique ou l'on initie les jeunes au savoir, ce qui rapproche d'une certaine fa90n éducation et initiation. Il s'agit manifestement, dans cette analogie, de toumer en dérision a la fois une mauvaise éducation et une mauvaise initiation. Partant de la Aristophane met en scene un pere (Strepsiade) exaspéré par les dettes de son fils (Philippide) et ne pouvant plus fermer I'reil la nuit. Aussi décide-t-il de se rendre a l'École socratique pour prendre des informations concemant le contenu de I'enseignement, notamment les potentialités d'un enseignement qui assure a la parole la toute puissance. Son but : y inscrire son fils pour trouver une éducation susceptible, non pas de ne plus contracter de dettes, mais plutot de I'aider a ne pas les payer. Paradoxalement, la quete des informations se traduit par une intégration progressive de Strepsiade dans l'ordre de l'École socratique. Pris au jeu d'un systeme initiatique qui le dépasse, il souhaite s'enquérir de I'art socrato-sophistique de persuader, c'est-a-dire des doubles discours (dissoi logoi). En I'occurrence, il s'agit de s'initier a I'art de convaincre, afin de persuader les débiteurs pour qu'i1s le dispensent des dettes contractées par son rejeton. Strepsiade observe aussitot dans le pensoir de Socrate un monde étrange ou les éleves apprennent a couper les cheveux en quatre sous l'autorité d'un maí'tre qui possede ses propres regles d'initiation. II y découvre Socrate suspendu dans un panier, et qui des hauteurs aériennes puise ses ressources, non seulement grace a une vision plus globale, mais également a partir 5. Voir mes éludes : « Le logique du mythe et la question du non-étre », Revue de Théologie el de Philosophie, 122, 1990, pp. 323-340; « Genese et struelure dans le mythe hésiodique des raees ll, dans Le mélier du mylhe, éd. F. Blaise, P. Judet de la Combe, Ph. Rousseau, Lille, Septentrion, 1996, pp. 475-518; « Y a-t-il une logique arehaique ll, dans Logique en perspeclive (Mélanges offerts a Paul Goehet), éd. F. Beetz et E. Gillet, Bruxelles, Ousia, 2000, pp. 45-79. 18 Lambros Couloubarilsis d'une matérialité qui favorise une pensée constituée d'une matiere originaire, l'Air intelligent. C'est au cours de l'initiation que lui dispense Socrate que se manifestent les Nuées. Celles-ci prennent toutes les formes imaginables, indiquant une versatilité analogue a celle des sophistes. Il s'agit la d'un moment décisif de I'intrigue, car Aristophane associe la versatilité sophistique a un fondement physique, l'Air, défendu a I'époque par la physique de Diogene d'Apollonie comme étant une Intelligence divine et providentielle, créatrice de la réalité. La « suspension » de Socrate dans l'Air et la matérialité de son intellect composé de l'Air intelligent nouent I'articulation de l'intrigue et placent la piece dans le contexte culturel de l'époque, au moment ou la philosophie fait son entrée dans la cité d'Athéna. La conjonction est subtile, car la versatilité sophistique est ainsi associée a de l'intelligence, qui elle-meme se réfere a de nouvelles divinités, inconnues auparavant, sauf sans doute, comme nous le verrons, dans une légende qui associe Éleusis, célebre pour ses initiations, a l'action d'une Nuée lors de la bataille de Salamine, qui fit fuir les Perses. L'interrogatoire initiatique, qui évalue le connaissance du récipiendaire, n'est pas concluant et rejette sa candidature a l'initiation. Cependant, au lieu que ce refus dissuade Strepsiade sur le bien fondé de ce type d'initiation, il persuade son fils, non sans quelque difficulté, d'entreprendre la meme démarche. Ce passage du relais du pere au fils met en jeu la possibilité d'une solution possible aux difficultés ressenties par l'un et l'autre. Or, comme le révele effectivement la suite de 1'intrigue, Philippide, désormais instruit, devient l'adepte de la nouveauté, de ce qui est a la mode, au détriment des lois établies. Aristophane renverse la situation en montrant que l'amour de l'équitation n'avait pas besoin d'une habileté intellectuelle, alors que 1'instruction, tout en libérant I'homme des passions inutiles comme ceHe des chevaux, en créait d'autres, comme celles qui, familieres «aux jugements subtils, aux arguments et aux préoccupations », démontraient qu'il était juste, par exemple, de chatier son pere (vv. 1399- 1405). Face a cette dérive, la réaction de Strepsiade est sans appel : il brule le pensoir de Socrate, marquant, par cet acte d'exces (sur-déterrnination), le moment ou I'équilibre peut se rétablir, ne seraÍt-ce que parce que le Chreur nous apprend qu'il jette dans le malheur celui qui est envahi par des mauvaises passions, afin de lui apprendre a craindre les dieux uploads/Philosophie/ brouillard-brumes-et-nue-es.pdf
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- Publié le Sep 16, 2021
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