1 Edmund Husserl La crise de l’humanité européenne et la philosophie Introducti

1 Edmund Husserl La crise de l’humanité européenne et la philosophie Introduction, commentaire et traduction par Nathalie Depraz Collection dirigée par Laurence Hansen-Løve Edition numérique : Pierre Hidalgo La Gaya Scienza, © mars 2012 2 Table des matières Avant-propos ................................................................. 4 1. Repères biographiques et historiques ....................... 6 Les débuts ........................................................................ 6 La découverte de l’intentionnalité ................................... 7 Le témoin vigilant de son temps ...................................... 9 2. La phénoménologie, une méthode en prise sur l’existence ..................................................................... 12 Husserl, penseur de la crise ........................................... 12 La crise des sciences européennes........................ 12 La crise de la philosophie .................................... 20 Une crise du sens ? .............................................. 23 « La philosophie comme science rigoureuse » .............. 25 L’idée originelle de la philosophie ....................... 25 L’attitude du philosophe : ne rien présupposer .. 27 « Le principe des principes » : l’intuition originaire -La réduction eidétique ............................................. 30 La réduction, opération méthodique de la phénoménologie ............................................................ 34 L’« époché » ........................................................ 34 La réduction* transcendantale et la constitution* ................................................................................... 37 3 La réduction au « monde de la vie »* (Lebenswelt) ................................................................................... 40 Résumé des étapes méthodologiques de la phénoménologie ............................................................ 43 Commentaire ............................................................... 46 Sciences de la nature et sciences de l’esprit ................... 47 L’esprit de l’Europe ........................................................ 54 Une conception téléologique* de l’histoire .................... 57 L’humanité et la communauté des philosophes ............ 65 Raison et rationalisme ................................................... 69 La Crise de l’humanité européenne et la philosophie . 74 1 ...................................................................................... 74 2 ..................................................................................... 96 3 .................................................................................... 114 Lexique ....................................................................... 116 À propos de cette édition électronique ...................... 120 4 Avant-propos Introduire à la lecture d’un texte de Husserl, bien qu’il s’agisse ici, avec la Crise de l’humanité européenne et la philosophie, d’une conférence prononcée devant un audi- toire assez ouvert, pose de très nombreux problèmes. En effet, la phénoménologie dont Husserl est le fonda- teur se présente comme une discipline de pensée appa- remment peu susceptible d’être vulgarisée. Se donnant comme une expérience et une méditation qui trouve son lieu d’ancrage philosophique dans les Mé- ditations Métaphysiques de Descartes, la phénoménologie est un cheminement que chaque lecteur est invité à suivre, et à plus forte raison, à répéter pour lui-même. « Qui- conque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois en sa vie » se replier sur lui-même », affirme Husserl dans les Méditations Cartésiennes1. La phénoménologie re- quiert en effet un effort de réflexion sur soi-même. C’est ce qui fait d’elle une philosophie dont le point de départ est la subjectivité. On ne saurait pour autant la confondre avec un quelconque subjectivisme qui ramène tout ce qui est à l’être du sujet ou de la pensée. Inversement et parallèle- 1 Méditations Cartésiennes, Paris, Colin, 1931, trad. fr. E. Levi- nas et G. Pfeiffer, Éd. Vrin, 1947, § 1, p. 2 (abrégé MC dans la suite du texte et des notes). 5 ment, l’objectivisme ne valorise que la réalité de l’objet en faisant fi des données subjectives qui me permettent d’y accéder. Ces deux attitudes sont caractérisées par la néga- tion de leur opposé : préjugeant ainsi d’une opposition entre sujet et objet, elles sont à ce titre naïvement dua- listes. L’attitude phénoménologique, au contraire de ces der- nières, dénonce l’opposition du sujet et de l’objet qui les sous-tend comme un préjugé et veut ainsi dépasser cette opposition, cherchant dans l’expérience l’unité d’un sens antérieur à tout dualisme stérile. 6 1. Repères biographiques et historiques Edmund Husserl (1859-1938) naît à Prosznitz en Mo- ravie d’une famille juive libérale, et s’engage dans des études scientifiques à Berlin, puis à Vienne. Les débuts Mathématicien de formation, Husserl soutient en 1883 un doctorat sur le concept de nombre. Son premier ou- vrage qui date de 1891 s’intitule éloquemment La Philoso- phie de l’arithmétique. Son intérêt va dès lors principale- ment à des questions touchant à la logique : Il publie ainsi en 1900-1901 les Recherches logiques. Malgré cette formation logico-mathématique, Husserl étudie dès 1882 le Nouveau Testament sous l’influence du tchèque Masaryk. En 1884, il se procure la Phénoménolo- gie de l’esprit de Hegel ; durant l’hiver 1884-1885, il suit les cours du célèbre psychologue de l’époque, Franz Bren- tano, sur la philosophie pratique et l’empirisme de David Hume. Le 26 avril 1886 enfin, toujours sous l’influence de Masaryk, Husserl se convertit au protestantisme. 7 La découverte de l’intentionnalité Dès ces années-là, il semble que l’intérêt de Husserl s’oriente de plus en plus vers la philosophie, et en l’occurrence vers la psychologie. C’est pourquoi on est peu surpris de trouver sous sa plume dans le deuxième tome des Recherches logiques, après un premier tome consacré notamment à l’objectivité des formes logiques, des consi- dérations qui redonnent à la subjectivité son rôle et sa place. C’est ici que se fait sentir l’influence de Brentano dont la remarque-clé jouera un si grand rôle pour l’élaboration philosophique de Husserl : la conscience est toujours conscience de quelque chose, c’est-à-dire est tou- jours conscience intentionnelle. Avec cette découverte, l’entrée de Husserl en philosophie est consommée. « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose (…) 2. » Par cette prise de conscience, Husserl s’achemine vers la formulation d’une philosophie nouvelle. L’intentionnalité est cette opération qui porte la conscience vers son objet, lequel, dès lors, advient littéralement comme sens pour elle. La visée intentionnelle de la conscience est ce qui annule l’idée même d’une opposition du sujet et de l’objet, où ces deux pôles seraient extérieurs l’un à l’autre et existeraient comme indépendamment l’un de l’autre. 2 Op. cit., § 14, p. 28. 8 La conscience est conscience de quelque chose. Cela signifie : la conscience est ouverte sur autre chose qu’elle- même et devient elle-même en se pénétrant de cet autre. Simultanément, cette chose qui est visée (perçue) par la conscience n’acquiert une existence que sous le regard de celle-ci : l’intentionnalité est cet échange interactif conti- nuel de la conscience et du monde, par quoi ce dernier prend sens pour la conscience, et la conscience pour le monde. Je regarde les branches d’un arbre par la fenêtre. Certes, même si je ne regardais pas ces branches, elles continueraient bien pourtant, par exemple, à ployer sous les fruits : il y a donc une objectivité des branches, qui sont bel et bien indépendamment de moi et de mon regard. Cependant, tant que je ne porte pas mon regard sur elles, les branches n’existent pas pour moi, elles ne sont qu’en elles-mêmes. Ainsi, pour le phénoménologue, le niveau d’être de l’objet « branche » en tant que réalité en soi, pu- rement objective, c’est-à-dire sans aucune intervention d’un sujet, n’est que la dimension première et la plus pauvre de la branche. Dès que cette dernière est appré- hendée par un sujet, elle apparaît sous mon regard et ac- quiert un niveau d’être plus complexe. Ce n’est cependant que lorsque la branche m’apparaît certes, mais telle qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire quand les deux premiers niveaux d’être, objectif et subjectif, sont conjoints qu’elle advient comme proprement phénoménologique. En phé- noménologie, l’être égale l’apparaître : seul est ce qui ap- paraît, et la notion d’apparition, loin de se ramener à l’apparence illusoire, équivaut à l’être même. La phéno- ménologie, se caractérisant comme un retour aux choses 9 elles-mêmes, se présente comme la description de toutes les choses qui m’apparaissent, non de manière simple- ment subjective, mais bien telles qu’elles sont en elles- mêmes : cette apparition pour moi de ce qui est tel qu’il est se nomme phénomène, et est l’objet de la phénoméno- logie. C’est cet acquis fondamental de l’intentionnalité qui constitue la première pierre de l’édifice de la phénoméno- logie, posée notamment dans les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménolo- gique pures, sous l’expression de « corrélation intention- nelle » ou « corrélation noético-noématique ». Le témoin vigilant de son temps L’activité avant tout théorique de Husserl est toutefois dès le début solidaire d’une attention aiguë à la situation intellectuelle de ces premières décennies du XXe siècle. Dès 1910-1911, dans un opuscule intitulé La Philosophie comme science rigoureuse, il dresse un réquisitoire contre l’état de division et de décadence qui règne dans les sciences. La principale critique du phénoménologue à l’égard des savants de son temps porte sur l’aveuglement dont ils font preuve vis-à-vis de leur propre démarche, c’est-à-dire sur l’absence de réflexivité de leur attitude scientifique. Husserl adopte au contraire une attitude dont la vigilance critique est extrême : toute affirmation, tout  Les astérisques renvoient au lexique, p. 96. 10 jugement est sans cesse soumis au crible de la critique. Rien n’est jamais accepté comme tel sans être interrogé à nouveaux frais. Ce n’est cependant qu’à partir des années vingt que l’attention du phénoménologue, qui s’était jusque-là peu portée, il est vrai, sur la situation historique et politique contemporaine, va se trouver polarisée sur la question de l’Histoire, à mesure aussi que la crise politique s’aggrave en Allemagne, et inscrit en surface la crise profonde des sciences. La Crise de l’humanité européenne uploads/Philosophie/husserl-depraz 1 .pdf

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