LA GRANDE IDENTITÉ SPINOZA-NIETZSCHE SELON GILLES DELEUZE Jorge Bejarano Useche
LA GRANDE IDENTITÉ SPINOZA-NIETZSCHE SELON GILLES DELEUZE Jorge Bejarano Useche Hermann | « Cahiers critique de philosophie » 2020/1 n°23 | pages 217 à 226 ISBN 9791037005335 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cahiers-critique-de-philosophie-2020-1-page-217.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Hermann. © Hermann. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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On sait que Deleuze a écrit plusieurs livres et articles d’« histoire de la philosophie », comme ceux sur Hume, Kant, Leibniz, Bergson et Foucault, pour ne citer que ceux-là. Mais ce sont les études dédiées à Spinoza et Nietzsche qui se révèlent importantes ici, parce qu’elles mettent en évidence ce que les autres auteurs avaient, pour lui, de commun. Notre hypothèse, ici, sera que cette identité Spinoza-Nietzsche ne peut s’envisager en termes d’influences ou de ressemblances, mais de rencontres. Et les rencontres pour Deleuze sont toujours hétérogènes, 1. Docteur en Philosophie, Université del Valle, Cali, Colombie. 2. Cf. Zaoui P., « La « grande identité » Nietzsche-Spinoza : quelle identité ? » dans la revue Philosophie 47, Paris : Les Éditions de Minuit, 1995. © Hermann | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) © Hermann | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) 218 Jorge Bejarano Useche elles mettent en rapport des séries hétérogènes qui semblaient n’être pas compatibles ou n’avoir pas lieu dans l’univers. Ainsi, entre l’hété- rogénéité propre à une rencontre ou à une série des rencontres, se pose le problème de la consistance. L’ « identité » ici doit donc être comprise comme la recherche d’une consistance entre Spinoza et Nietzsche, une consistance et une identité conçues comme « grandes » dans l’histoire de la philosophie. Et la consistance ici est surtout une consistance éthique et ontologique, que seule la philosophie peut donner, sans être pour cela indifférente aux avancées de la science et de l’art qui viennent la réaffirmer ou l’aider à démontrer (comme par exemple les avancées de Barbara Stiegler sur Nietzsche et la biologie ou d’Antonio Damasio sur les émotions chez Spinoza3). Il s’agit donc d’une identité remarquable, notable, singulière, intéressante ou importante plus qu’ordinaire ou régulière qui cherche à poser un plan ou une perspective pour la philosophie, et que nous essayerons d’aborder au travers de trois points communs ou trois niveaux de réalité où ils se rencontrent : 1) un matérialisme (la prééminence du corps sur l’esprit ou la conscience), 2) un immoralisme (la prééminence de l’éthique sur la morale) et 3) un athéisme (la préé- minence de la joie sur les passions tristes). 1. Le matérialisme (le corps) En effet : Deleuze remarque dans sa philosophie que ce que font les philosophes tout au long de l’histoire, peut se résumer à des cris, des cris philosophiques, comme par exemple le cri d’Aristote : « Il faut s’arrêter ! » ou le cri de Leibniz : « je ne m’arrêterai jamais ! » Pour sa part, le cri de Spinoza, selon lui, est « on ne sait pas ce que peut le corps » ! ou « Comme dira Nietzsche, on s’étonne devant la conscience, mais, ce qui est surprenant, c’est bien plutôt le corps4… » Le corps dépasse ainsi la connaissance qu’on en a, de même que la pensée, dit Deleuze, est beaucoup plus que la conscience qu’on peut en avoir. Cela veut dire que la conscience n’ajoute rien aux rapports effectifs entre les corps, tout au contraire : la conscience soustrait, interrompt quelque chose, quelque chose de l’ordre du processus immanent du désir, car le désir est du 3. Cf. Stiegler B., Nietzsche et la biologie. Paris : P.U.F., 2001, et Damasio A., Looking for Spinoza : Joy, Sorrow, and the feeling brain. New York : Harcourt, 2003. 4. Deleuze G., Spinoza. Philosophie pratique, Paris : Les Editions de Minuit, 1981/2003, p. 28. © Hermann | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) © Hermann | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) La grande identité Spinoza-Nietzsche selon Gilles Deleuze 219 corps, et non de la conscience. La pensée est pour cela, à notre avis, une puissance supérieure à la conscience, puisqu’elle contient en même temps la libre-nécessité propre au troisième genre de connaissance spinoziste en tant que béatitude ou intuition5. Nous pourrions même affirmer que dans la pensée il y a non seulement la conscience mais aussi l’inconscient, et le travail de la pensée doit prendre en compte les deux aspects à la fois, de manière immanente. « Penser » depuis l’immanence implique alors que la pensée s’approche de plus en plus des corps, de la matière, avec ses « lois » complexes, ses dynamismes, ses intensités. C’est pour cela que, chez Spinoza, la pensée se trouve beaucoup plus proche du corps que de l’esprit ou de la conscience, puisque c’est justement à travers la pensée que nous pouvons atteindre le parallélisme spinoziste selon lequel « tout ce qui arrive dans le corps humain, l’âme humaine le doit perce- voir6 ». Penser le corps constitue de ce fait un matérialisme propre à la philosophie spinoziste et nietzschéenne, cette façon propre et originelle d’être plus proche de la réalité matérielle des choses ou des actions, des processus ou des « devenirs ». Spinoza, dans ce sens, pose la question du corps sous le double rapport qui le caractérise : cinétique (mouvement et repos, vitesse et lenteur), et dynamique (rapports de composition, de puissance et mode intrinsèque)7, tandis que Nietzsche la pose sous le double aspect d’une 5. Cf. Margot J.-P., “Libertad y necesidad en Spinoza” in Praxis Filosófica nº 32 Enero-Junio 2011, p. 40-41-43 : « Spinoza a rêvé de faire l’homme libre à force de le purger de l’illusion de la liberté et de lui faire reconnaître la puis- sance de la nécessité. Pour lui, former des idées adéquates sur le nécessaire signifie être cause adéquate des choses, c’est-à-dire, être actif, être libre. Mais, est-ce réellement un rêve de définir la liberté comme nécessité comprise ? […] Spinoza aborde la liberté depuis le point de vue de la nécessité. Tout est néces- sité, malgré le fait que celle-ci implique des degrés différents, dans la mesure où Dieu est nécessité d’une manière différente à celle dont les hommes et les choses le sont. Dieu est le seul qui soit, à proprement parler, libre. […] Malgré le fait que la philosophie de Spinoza soit, sans doute, une philosophie de la néces- sité, il faut se rappeler que, selon la dernière partie de l’Ethique, l’homme peut atteindre une liberté qui serait sa salvation et sa béatitude. […] Il n’y a qu’en reconnaissant la nécessité que l’homme peut arriver à être libre. » (Je traduis). 6. Spinoza B., Éthique, Paris : Flammarion, Traduction et notes par Ch. Appuhn, 1965, proposition XIV démonstration. 7. Cf. le Cours Vincennes de Deleuze du 17/02/1981 dans www.webdeleuze. com © Hermann | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) © Hermann | Téléchargé le 31/01/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 8 (IP: 193.54.180.221) 220 Jorge Bejarano Useche quantité de force et d’une volonté de puissance au sens biologique du terme8. Ce qui importe alors pour les deux, c’est le fonctionnement du corps, et non pas son être, sa substance, son essence ou même sa forme ; ce qui importe, ce n’est pas son être, mais sa manière d’être ; non sa substance, mais sa puissance ; non son essence, mais son fonctionnement ; non sa forme, mais sa force, c’est-à-dire, son devenir-actif. Deleuze dit : […] « les choses sont des corps. » Des corps, et pas des idées. Les choses sont des corps, ça veut dire que les choses sont des actions. La limite de quelque chose, c’est la limite de son action et non pas le contour de sa figure. […] C’est une limite dynamique qui s’oppose à la limite contour. La chose n’a pas d’autre limite que la limite de uploads/Philosophie/ ccp-023-0217.pdf
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- Publié le Jul 22, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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