Chapitre 6 Une problématisation discursive de l émotion À propos des effets de
Chapitre 6 Une problématisation discursive de l émotion À propos des effets de pathémisation à la télévision Patrick CHARAUDEAU Université Paris XIII CAD La première question qui se pose à un analyste du discours pour traiter des émotions est de savoir si, face à d autres disciplines humaines et sociales, cette notion peut faire l objet d une étude spécifiquement langagière. Répondre par l affirmative à une telle question suppose que l on délimite le cadre de traitement dans lequel s insère cette notion, que l on décrive les conditions de son apparition et que l on montre comment elle se met en oeuvre. Mon propos ne peut être ici de répondre globalement à ce programme, aussi j ai choisi de traiter cette question en regardant par le petit bout de la lorgnette, c est-à-dire en considérant cette notion à travers une situation de communication particulière, la communication télévisuelle. J essaierai donc dans un premier temps de présenter ce que sont pour moi les conditions d une étude discursive des émotions, puis je décrirai le dispositif communicatif dans lequel je les ai observées pour montrer ensuite comment elles agissent discursivement. UNE PROBLÉMATIQUE DISCURSIVE DE L'ÉMOTION Le point de vue d une analyse du discours se distingue de celui d une psychologie des émotions qui tenterait d étudier : soit la réaction sensorielle des individus en relation avec les perceptions qu ils auraient d un monde dont les manifestations joueraient le rôle d un déclencheur de pulsions, car il est vrai que certaines émotions peuvent être provoquées physiologiquement et même mesurées chimiquement (comme le stress, l angoisse ou la peur) ; soit les dispositions humorales ou caractérielles des individus qui 2 Les émotions dans les interactions peuvent faire l objet d une catégorisation selon les tendances ou inclinations de ces individus à avoir des comportements récurrents, ce qui déterminerait chez eux des sortes de natures caractérielles (aussi appelées tempéraments ) qu'il convient de dénommer par des adjectifs (colérique, atrabilaire, amoureux, peureux, angoissé, haineux 1 ) ; soit les réactions comportementales des individus qu elles soient jouées ou réelles face à des événements qui se produisent dans le monde ou à l action que les autres ont sur eux, réactions qui peuvent également faire l objet d une catégorisation similaire aux précédentes, mais dans une perspective différente puisqu il ne s agirait pas ici de décrire une nature de l individu, une disposition essentialiste ni un degré de sensorialité, mais bien une ré-action relative à la situation dans laquelle l individu réagit. Dans cette perspective, il s'agit d'aboutir à la définition de catégories de base comme la honte, la fierté ou la vexation. De telles études, qui ne sont d ailleurs pas exclusives les unes des autres, et qui ne préjugent pas ici des options théoriques dans lesquelles elles peuvent être menées 2 , sont centrées sur l individu et proposent des explications causales sur ce qu est son comportement, que celui-ci soit physiologique ou psychique. Ainsi la peur peut être mesurée chimiquement, peut être considérée comme une caractéristique tempéramentale ou comme un comportement réactif provoquant panique. Le point de vue d une analyse du discours se distingue également d une sociologie des émotions qui cherche à établir des catégories interprétatives et idéaltypiques 3 à travers des reconstructions de ce que devrait être le comportement humain dans le jeu des régulations et des normes sociales. Ainsi est posé, à la suite de Mauss et Durkheim 4 , que les émotions ne relèvent pas seulement de la pulsion, de l irrationnel et de l incontrôlable, mais qu elles ont aussi un caractère social. Elles seraient le garant de la cohésion sociale, elles permettraient à l individu de constituer son sentiment d appartenance à un groupe (Mauss), elles représenteraient la vitalité de la conscience collective. Ce qui veut dire que, étant signe de reconnaissance pour les membres d un groupe, elles reposent sur un jugement collectif qui s institue en une sorte de règle morale. Enfreindre la règle entraîne une sanction (Durkheim), ce qui par contre-coup donne à ces jugements un caractère d obligation. Il s agirait donc ici de procéder à la description de 1 Le dictionnaire Robert définit ce dernier terme : naturellement porté à la haine . 2 Physiologie du comportement, psychologie différentielle, psychologie sociale, psychanalyse. 3 Pour la différence entre explication causale et explication interprétative, voir Ogien 1995. 4 Papermann 1995. Problématisation discursive de l émotion 3 ces catégories d émotion-norme-jugement du comportement social selon différents paramètres : le degré d universalité (la colère semble plus universelle que la honte), la spécificité culturelle (la pudeur, la fierté semblent très liées au contexte sociétal), la plus ou moins grande orientation actionnelle (l indignation semble déboucher sur une action revendicative, la pitié aussi mais à un degré moindre), enfin, la plus ou moins évidente rationalité (l indignation semble davantage liée à un jugement partageable sur le comportement d autrui au regard de normes de justice, l angoisse davantage à une pulsion individuelle sans détermination précise d un objet-support). Il me semble que le point de vue d une analyse du discours ne peut se confondre totalement ni avec celui de la psychologie serait- elle sociale , ni avec celui de la sociologie serait-elle interprétative et interactionniste . L'objet d étude de l'analyse du discours ne peut être ce que ressentent effectivement les sujets (qu est-ce que éprouver de la colère), ni ce qui les motive à éprouver ou agir (pourquoi ou à l occasion de quoi on éprouve de la colère), ni non plus les normes générales qui régulent les relations sociales et se constituent en catégories surdéterminantes du comportement des groupes sociaux. L'analyse du discours a pour objet d étude le langage en tant qu il fait sens dans une relation d échange, qu il est lui-même signe de quelque chose qui n est pas dans lui et dont il est pourtant porteur. Dès lors, la peur, par exemple, n est pas à considérer en fonction de la façon dont le sujet la manifeste par sa physiologie, ni comme une catégorie a priori dans laquelle se mettrait le sujet selon ce qu il est (ses propres tendances) ou selon la situation dans laquelle il se trouve (seul face à un lion), ni comme le symptôme d un comportement collectif (la panique), mais comme signe de ce qui peut advenir au sujet du fait que lui-même serait en mesure de le reconnaître comme une figure , comme un discours socialement codé qui, ainsi que le propose Roland Barthes (1977 : 8-9), lui permettrait de dire C est bien ça, la peur ! ou tout simplement J ai peur ! . Ce point de vue s apparenterait donc à celui d une rhétorique de la visée d effet qui est mise en place par des catégories de discours 5 appartenant à différents ordres (inventio, dispositio, elocutio, actio), dans lesquels il y aurait entre autres choses une topique de l émotion une pathémie dirai-je qui serait constituée d un ensemble de figures . Mais on verra que si ce point de vue participe de la rhétorique, celle-ci doit être 5 Il faut rappeler que l histoire de ce mot le fait aller de action de parcourir en tous sens (latin) ce que rappelle Barthes dans ses Fragments op.c. , à conversation (bas latin), puis expression verbale de la pensée (17° siècle). Le discours, c est à la fois ce qui exprime et constitue la pensée et ce qui circule entre les membres d une communauté sociale . 4 Les émotions dans les interactions complétée par une théorie du sujet et de la situation de communication. Cependant, ce quelque chose qui n est pas dans le signe mais dont il est pourtant porteur (c'est-à-dire que ce qui est dans le signe de discours n est pas une essence dénotative qui ferait de celui-ci une réalité explicite et transparente, contrairement au signe de la langue), ce quelque chose qui contribue à construire des figures où est-il, d où vient-il, que représente-t-il ? Il vient de tout ce qui constitue l échange social et qui fait sens : des désirs et intentions des sujets, de leurs liens d appartenance à des groupes, du jeu des interactions qui s établissent entre eux, individus ou groupes, des savoirs et des visions du monde qu ils partagent, et ce dans des circonstances d échange à la fois particulières et typifiées. On voit par là que, tout en se démarquant de la psychologie et de la sociologie, l analyse du discours a besoin de celles-ci dans la mesure où leurs analyses mettent en évidence les mécanismes de l intentionnalité du sujet, ceux de l interaction sociale et la manière dont se constituent les représentations sociales. Certaines notions s offrent davantage à l interdisciplinarité que d autres parce qu elles sont au coeur de ces différents mécanismes. Ainsi en est-il de l émotion . Je voudrais donc m appuyer sur les débats 6 qui ont lieu dans ces différentes disciplines à propos uploads/Philosophie/ charaudeau-une-proble-discursive-de-l-x27-emotion-pdf.pdf
Documents similaires










-
34
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 15, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3191MB