Agrégation externe de philosophie Histoire de la philosophie Kant Alain Renaut

Agrégation externe de philosophie Histoire de la philosophie Kant Alain Renaut INTRODUCTION On supposera connu et compris ici que la question directrice du kantisme, celle dont la découverte a signé l'acte de naissance de la philosophie critique, est la question de la représentation, formulée par Kant dès 1772 dans la fameuse lettre à Markus Herz « Je me demandai en effet, y écrit Kant, sur quel fondement repose le rapport de ce qu'on nomme en nous représentation à l'objet ». Ainsi posé, ce problème des conditions de possibilité de la conscience à l'objet ne se réduit pas au problème classique de la vérité, ou de l'objectivité : comment peut-il y avoir accord ou adéquation entre le contenu de la représentions et son objet ? Plus fondamentalement, Kant s'aperçoit que le problème de la vérité ou de l'objectivité ne se pose qu'au prix d'une énigme que la philosophie n'avait encore jamais ni percée à jour ni même thématisée : si le contenu de nos représentations ou de ce que la philosophie appelait plus couramment, jusqu'ici, nos perceptions n'est vrai ou objectif que dans la mesure où il est adéquat à l'objet de ces représentations, comment parvenir à penser cette adéquation, cet accord ou cette correspondance entre l'objet tel que nous nous le représentons et l'objet dont nous nous forgeons ces représentations — si l'on préfère : entre la chose représentée ou pensée et la « chose en soi » ? Énigme qui semble insoluble dès lors qu'elle apparaît, puisque, pour se représenter cet accord, il faudrait pouvoir penser quelque chose de l'en soi, alors que, dès que nous pensons quelque chose de cet en soi, il devient pour nous, en sorte que nous ne sortons pas de la sphère de nos représentations et ne pouvons plus même simplement poser, sauf à en bouleverser profondément les termes et l'agencement, la question de la vérité. Je n'expliciterai pas davantage, ici, la teneur de cette difficulté, qui tient au fait que le problème de la vérité, dans sa formulation la plus classique, ne se pose que parce que, plus fondamentalement, se pose le problème de l'en soi'. Retenons seulement, dans cette façon d'aborder l'oeuvre de Kant, que celui-ci s'est aperçu en 1772 qu'à poser sans plus de précautions le problème de la vérité (ou de l'objectivité) comme problème de l'adéquation, on pose quelque chose comme existant en soi en dehors de la représentation, indépendamment du sujet — ce qui semble impossible par définition, puisque poser quelque chose, c'est déjà se le représenter : la position, c'est la représentation. Kant retrouvait ainsi, à sa manière, le problème qu'avait soulevé Berkeley en étant le premier à établir cette thèse profondément Sur ce préalable à toute compréhension de ce qui fait la spécificité du criticisme, je renvoie au chapitre I, consacré précisément à la « question critique » comme question de la représentation, de mon ouvrage Kant aujourd'hui, où l'on trouvera tous les compléments nécessaires à une délimitation plus complète de cette énigme. 1 vraie et indépassable (aux yeux de Kant) selon laquelle, quand nous posons un en soi, l'en soi que nous posons est toujours, du fait même que nous le posons, un en soi pour nous — d'où Berkeley déduisait que l'en soi n'existe pas, selon la position dite de l'idéalisme matériel : bref, il n'y aurait que le sujet et ses représentations (esse est percipi vel percipere). À partir de quoi toute la tradition qu'on appelle « idéaliste » acceptera l'argumentation de Berkeley et considérera que la position d'un objet en soi est impossible. Tout le pari de Kant est d'avoir récusé cette évacuation du problème de l'en soi telle qu'elle avait été pratiquée par Berkeley. La conviction de Kant a en effet été que l'évacuation du problème, la récusation de l'en soi, interdirait à jamais de rendre compte d'une composante constitutive, pour ainsi dire phénoménologiquement, de la représentation — à savoir la passivité ou la réceptivité de la représentation. De fait, dans toute représentation que le sujet, pour ainsi dire, "vit", il y a une connotation de passivité ou de réceptivité à laquelle fait clairement allusion la lettre à Herz lorsque Kant y souligne que, si « ce qu'on appelle en nous représentation était actif vis-à-vis de l'objet, c'est-à-dire si par là même l'objet pouvait être produit », certes « la conformité des représentations aux objets serait alors intelligible » (puisque la représentation serait par définition conforme à ce qui émanerait d'elle); mais deux difficultés surgiraient alors, que Kant juge insurmontables : - D'une part, une connaissance ainsi conçue aurait la structure de la connaissance divine, mais non pas de la connaissance humaine comme connaissance finie : « notre entendement n'est pas, par ses représentations, la cause de l'objet (à l'exception des fins bonnes, en morale) » (où la parenthèse pose le problème complexe, sur lequel il faudra revenir, de savoir s'il y a une finitude de la connaissance pratique comme connaissance des fins bonnes. - D'autre part, divine ou non, cette structure ne rendrait pas compte d'une donnée pour nous incontournable, celle selon laquelle précisément, pour nous, êtres finis, « la représentation se rapporte à un objet » comme si l'on pouvait dire que « ces choses nous sont données ». Contre la solution idéaliste de Berkeley, la reconnaissance de cette passivité de la représentation, ou de ce moment de donation, reconduit donc de façon irrécusable à l'hypothèse de l'en soi pour rendre compte de cette passivité. Sinon en effet, la seule possibilité serait de tenir cette passivité pour une illusion, mais dans ce cas il faudrait en faire la genèse — ce qui sera la voie suivie par Schelling et par l'idéalisme allemand, au prix toutefois d'une négation de la finitude radicale, c'est-à-dire sous la forme d'une conception de la connaissance comme produisant son objet, comme s'auto-limitant par la production de 2 l'objet qui, en même temps qu'elle fait surgir l'objet, créerait, par un mécanisme qu'il faudrait expliquer, l'illusion que nous le recevons comme un « donné ». Reconduit par les apories de l'idéalisme berkeleyen à cette hypothèse de l'en soi, qui évoque la conception réaliste de la connaissance, Kant a cru devoir pourtant, et à la fois : 1. exclure la solution réaliste dans sa formulation la plus classique, par exemple telle qu'elle est à l'oeuvre chez Locke dans la théorie des impressions comme source des idées ; 2. conserver pourtant dans son système, comme chacun le sait, la notion complexe de « chose en soi », avec toutes les difficultés auxquelles elle l'exposait, puisqu'elle semble inviter à concevoir la vérité de la représentation comme conformité à un en soi déjà dissout dans son statut d'en soi, dès lors qu'on se le représente comme à l'origine de la représentation. Ce pourquoi en 1772, dans la lettre à Markus Herz, pour ainsi dire ballotté entre un idéalisme (celui de Berkeley et, par anticipation, de l'idéalisme allemand) inassumable et un réalisme incohérent qui, en le posant comme fondement de la représentation, dissout ce qu'il posez, Kant tient que « ces questions entraînent toujours une obscurité concernant la faculté de notre entendement : d'où lui vient cet accord avec les choses elles-mêmes ? » - autrement dit, et là surgit la question critique : quelles sont les conditions de possibilité d'une représentation objective (vraie), si l'objectivité d'une représentation (sa vérité) ne peut être considérée simplement comme liée à sa capacité de refléter une chose en soi posée de façon naïvement réaliste en tant qu'extérieure au sujet et à ses représentations ? Que la récusation de l'idéalisme ne reconduise pas en amont de Berkeley en réintroduisant un réalisme qui tomberait sous le coup de l'argumentation du même Berkeley (c'est nous qui, en réfléchissant la représentation, posons l'en soi, qui n'est donc pas en soi, mais pour nous) - le réalisme repassant ainsi de lui-même dans l'idéalisme : exigence qui paraît apparenter la question critique à la quadrature du cercle, et dont cette direction de travail voudrait s'essayer à montrer jusqu'à quel point Kant l'a remplie. 2 La solution réaliste pure et dure qui ferait de la représentation le produit de la causalité de l'en soi sur mes facultés, sous la forme d'une théorie de l'affection — est exclue, sans explication, allusivement et négativement, dans les termes suivants: « Mais comment donc était possible [...] une représentation qui se rapporte à un objet sans être d'aucune façon affectée par lui exclusion de la théorie réaliste de l'affection par l'en soi], voilà ce que j'ai passé sous silence », dit la lettre à Herz pour situer le problème qui n'a pas encore été résolu — c'est-à-dire le problème de la représentation comme celui du rapport de la représentation à l'objet, étant en tout cas entendu par Kant qu'il va de soi que la modalité d'un tel rapport n'a rien à voir avec une affection du sujet par l'objet — ce pourquoi il repose le problème en ces termes : « Par quels moyens ces choses nous sont-elles données, si elles ne le sont pas par la uploads/Philosophie/ cned-agreg-phi-cours-kant 2 .pdf

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