L’ŒUVRE de Nietzsche, parce qu’elle est cohérente avec elle même, avec ses fig
L’ŒUVRE de Nietzsche, parce qu’elle est cohérente avec elle même, avec ses figures provocatrices et ses éclats contradictoires, autorise un grand nombre de lectures et d’interprétations : une lecture d’extrême droite par exemple, la plus grossière et la plus connue ; mais aussi, très tôt et de façon apparemment plus surprenante, une lecture et une interprétation ouvrière, anarchiste et révolutionnaire. Le Nietzsche des anarchistes a longtemps été interprété aux côtés de Stirner sur le modèle de l’individualisme contemporain. Comme si le moi anarchiste et stirnérien, vécu et pensé à partir d’une « singularité irréductible, toujours différent des autres et toujours renvoyé à luimême dans son commerce (...) avec les autres » ( [1]) pouvait, ne seraitce qu’un instant, être confondu avec les individus uniformes et sans qualités de la modernité, ces individus des stades, des jours d’élection, des grandes surfaces, des voyages aux Seychelles et des lotissements de banlieue, ces « boules de billard pathétiques » dont parle Gilles Châtelet, « que chaque effort pour se différencier enlise encore plus dans une grande équivalence » ( [2]). Il est vrai que cette interprétation étroitement individualiste du Nietzsche des libertaires pouvait, pour la France tout au moins, au début du XXe siècle, se prévaloir d’un certain nombre de figures apparemment sans grand rapport avec la dimension collective et sociale de l’anarchisme et de l’histoire ouvrière : Libertad et son journal l’Anarchie, par exemple, avec leur violente dénonciation du syndicalisme, des grèves et des mouvements ouvriers, mais aussi le philosophe Georges Palante, ou plus largement encore tout un courant artiste, bohème et dandy que l’on aurait tort pourtant de réduire trop facilement aux manipulations et aux leurres dérisoires mais efficaces de l’individualisme moderne ( [3]). A défaut de lire attentivement les textes ou de saisir la nature de cet étrange mélange esthétique et politique du Paris de la fin du XIXe siècle, l’interprétation malveillante de l’anarchisme nietzschéen, aurait pu tout au moins s’étonner de la façon dont les écrits de Nietzsche sous leur double dimension amorale et barbare traversaient également l’ensemble des pratiques et des mouvements ouvriers libertaires de l’époque, leur faisaient écho et étaient repris par eux. Elle aurait pu s’étonner de voir Louise Michel associer la figure du surhomme aux idées de justice sociale et de révolution ( [4]), le socialiste allemaniste Charles Andler percevoir dans la classe ouvrière une « classe de maîtres » ( [5]), mais aussi Fernand Pelloutier, le secrétaire des Bourses du travail, se penser à la fois comme « révolutionnaire », « partisan de la suppression de la propriété individuelle », et comme « amant passionné de la culture de soimême » ( [6]), ou encore, un peu partout dans le monde, un certain nombre de militants ouvriers, les plus engagés dans l’action collective, se reconnaître aussitôt dans les écrits de Nietzsche et, avec la force de l’évidence, exhorter les révolutionnaires à promouvoir l’apparition de « surhommes », d’ « hommesdieux » capables de sortir le peuple de sa léthargie, de libérer les puissances révolutionnaires dont il est porteur ( [7]). Mais cette rencontre effectivement surprenante entre révolte ouvrière et élitisme nietzschéen, désir de justice et refus de l’humanisme, haine de l’autorité et hiérarchisation des êtres, mouvements collectifs et mépris de la foule et de la masse, était sans doute trop improbable pour montrer qu’elle avait eu lieu. Comment, en effet, imaginer un seul instant que des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires puissent se reconnaître dans des textes qui n’hésitent pas à dénoncer violemment revendications sociales et grèves ouvrières, socialisme et anarchisme, et, à travers eux, tout mouvement collectif ou individuel prétendant lutter pour l’égalité et la justice sociale ? Comment supposer que des anarchistes et des syndicalistes puissent faire leurs des formulations où, contre les interprétations morales et populistes les plus convenues, Nietzsche prend sans cesse le parti des « forts » et des « maîtres » contre les « faibles » et les « esclaves », qui, selon lui et contre toute évidence, l’auraient (de tout temps ?) emporté sur les « maîtres » ? ( [8]) Comment, face au caractère aveuglant de ses imprécations politiques, ne pas réduire à un étroit individualisme la solitude de Nietzsche et sa vision aristocratique du monde ? Seul, sans doute, l’anarchisme d’alors aurait pu dire luimême pourquoi autant d’ouvriers et de syndicalistes se sont reconnus aussitôt, et contre toute vraisemblance, dans les écrits et la personne de Nietzsche, en quoi celuici répétait à leurs yeux, autrement et avec une nouvelle intensité, l’Idée pratique et théorique inventée cinquante ans plus tôt par Proudhon et Bakounine, de quelle façon les uns et les autres malgré de si nombreuses différences et incompatibilités apparentes participaient d’un même mouvement de déconstruction des distinctions modernes entre individu et collectif, théorie et pratique, dominants et dominés, etc. au profit d’une nouvelle et commune perception de ce qui est. Ce ne fut pas le cas, pour trois principales raisons : 1. La première, la plus précoce, tient aux écrits de Nietzsche et à l’histoire de leur première réception. Connus très tôt, ils ont fait l’objet de nombreux commentaires, en liaison avec la redécouverte de Stirner ( [9]). Mais cet accueil a été essentiellement d’ordre littéraire, esthétique et moral. Leur forme provocatrice et poétique se prêtait mal, dans un premier temps, à une lecture politique et philosophique. Et c’est seulement de façon relativement tardive, à partir de l’entredeux guerres au moment de l’effondrement des mouvements ouvriers libertaires, et avec les travaux de Jaspers, Löwith, Heidegger en Allemagne, par exemple, ou l’interprétation de Bataille en France qu’une lecture philosophique devait voir le jour, une lecture capable de produire une interprétation plus large, et plus particulièrement de dépasser une approche strictement et immédiatement individualiste. 2. La seconde tient à l’histoire de l’anarchisme luimême, à la façon dont il a pu exprimer son projet. Sans doute, rétrospectivement et comme le montre Claude Harmel, les principaux théoriciens, précurseurs ou fondateurs de l’anarchisme Stirner, Proudhon, Dejacque, Cœurderoy, Bakounine sontils infiniment plus proches de Nietzsche que de toute autre philosophie de leur temps ( [10]). Mais, forcément, ils ignoraient tout d’une œuvre encore à naître. A l’inverse, les intellectuels anarchistes ultérieurs Kropotkine, Reclus ou Guillaume, par exemple ont eu la possibilité de lire Nietzsche, et une analyse plus fine de leurs écrits et de leurs centres d’intérêt ne manquerait pas, par ailleurs, de montrer la façon dont, implicitement, ils lui font écho et s’inscrivent eux aussi dans une démarche et une perception communes de l’homme, de la nature et du monde. Mais géographes, éthologues ou pédagogues, ils n’avaient ni le souci ni les moyens de percevoir la dimension politique et théorique d’une pensée qui, par sa nouveauté et l’originalité de sa forme, échappait également, au même moment, à une philosophie professionnelle la plus à même, normalement, d’en expliciter le sens. Quant à l’anarchisme militant, autodidacte et éclectique qui devait suivre, trop souvent marquée (pour la France) par les pauvretés réductrices de l’école républicaine de Jules Ferry cette école où, suivant la formule du syndicaliste Pierre Monatte, « en apprenant à lire le peuple avait désappris à penser » , il devait durablement, y compris dans sa dimension la plus individualiste, s’en tenir à une vision étroitement rationaliste et scientiste, aussi éloignée de Nietzsche qu’elle l’était de Stirner, de Bakounine et de Proudhon, ou bien sûr des multiples mouvements de révolte et d’émancipation qui se développaient alors un peu partout dans le monde. Dans ces cercles restreints, l’anarchisme s’était peu à peu limité, et pour longtemps, à un idéal utopique et humanitaire, une morale politique sèche et aride, un projet doctrinaire, abstrait et intemporel, qu’il s’agissait seulement d’appliquer à soimême et aux autres, à la façon des antiques et persistantes prescriptions morales, religieuses ou civiques, en privilégiant sans cesse l’explication, l’éducation, l’adhésion, la conformité idéologique et comportementale, et, plus tard, l’organisation ; sur le modèle des sectes et des partis religieux ou marxistes ( [11]). 3. A ces deux premières raisons de la difficulté de l’anarchisme à rendre compte de ses affinités de fait avec l’œuvre de Nietzsche, à dire ce qu’il était le seul à pouvoir dire, on peut joindre une troisième, plus tardive, qui tient cette fois aux massacres de masse du premier conflit mondial, à l’autodestruction physique et éthique qu’ils devaient produire, et, tout au long de l’entredeux guerres, à la transformation en machines de mort (rouge et brune) des espérances émancipatrices. Incapables d’expliciter, théoriquement et politiquement, la façon dont ils avaient pu se reconnaître dans la violence nietzschéenne, dans le surhomme, les maîtres, les aristocrates, l’éternel retour, la volonté de puissance et, à travers eux, dans le jeu infini et émancipateur des compositions de forces et de volontés, les anarchistes se trouvaient de surcroît dépossédés des figures littéraires et esthétiques qui, dans leur nouveauté, avaient d’abord permis cette rencontre et cette reconnaissance. Transformées en slogans, en poses et en boursouflures de théâtre, rabattues sur la mise en scène et les trompettes des opéras uploads/Philosophie/ colson-daniel-nietzsche-et-l-x27-anarchisme.pdf
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- Publié le Aoû 17, 2022
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