Gilbert Simondon ou l’invention du futur Actes de la décade des 5-15 août 2013
Gilbert Simondon ou l’invention du futur Actes de la décade des 5-15 août 2013 du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle sous la direction de Vincent Bontems KLINCKSIECK Andrew Feenberg Concrétiser Simondon et le constructivisme Une contribution récursive à la théorie de la concrétisation1 L’objectif de cet article est de développer les implications politiques de la contribution de Simondon à l’étude de la technique, à la philosophie environnementale et à la théorie critique. La première partie se rapporte à trois idées clés de Simondon que je développe dans un contexte politique contemporain. Ces idées concernent le rapport entre les valeurs et la conception technique, les concepts de milieux associés et de concrétisa tion technique. La deuxième partie conjugue ces notions avec la théorie des acteurs développés dans les études technologiques. Mon but est de surmonter la séparation entre la technique et la société qui caractérise l’approche de Simondon. La troisième partie montre que cette combi naison est utile pour une théorie critique de la technologie. Le lecteur découvrira que ceci n’est pas un projet exclusivement d’interprétation mais un prolongement créatif – certains diraient abusif – des idées de Simondon. Je montrerai que ses idées sont à la base de ma propre théorie critique de la technologie. 1. La théorie de la concrétisation Simondon distingue la technicité, c’est-à-dire ce qui fait qu’un dispositif est technique, et l’utilité, ce qui lie les dispositifs aux besoins des individus et des groupes. Tandis qu’usuellement nous concevons les techniques sous l’angle de l’utilité, Simondon exige ce que j’appellerai une « épokhè 1. Je tiens à remercier Antoine Caillé et Anne-Marie Feenberg-Dibon qui ont contribué à la traduction de ce texte de l’anglais vers le français. ANDREW FEENBERG 318 d’utilité », la suspension du jugement en fonction de l’utilité2. L’opération technique en tant que telle, le fonctionnement, ne doit pas être confondue avec la fonction qui découle d’objectifs humains. L’analyse doit se fonder sur les lois de développement du mode d’existence propre à la technique. Ces lois gouvernent le progrès qui culmine dans les individus techniques, les machines de l’ère industrielle. Simondon appelle ce développement « concrétisation ». Il désigne ainsi quelque chose d’analogue à ce que les techniciens appellent eux-mêmes « élégance ». Par contraste avec une conception dans laquelle chaque structure se limite à une seule fonc tion, une structure élégante sert plusieurs fonctions à la fois. Simondon introduit le concept de concrétisation pour décrire de telles conceptions multifonctionnelles. Pour lui, les techniques sont caractérisées comme plus ou moins abstraites ou concrètes selon le degré de leur intégration structurelle. Les concrétisations adaptent les techniques à une variété de demandes qui peuvent apparaître d’abord comme n’ayant aucun rapport ou même sembler incompatibles. Ce qui au début était un ensemble de pièces rassemblées d’une façon assez arbitraire finit par devenir un système pleinement intégré. Par exemple, le moteur à refroidissement fit place à un système séparé de refroidissement avec une caisse intelligemment conçue qui non seulement contient les pistons mais dissipe aussi la cha leur qu’ils génèrent. Deux structures séparées et leurs fonctions distinctes sont combinées dans une seule structure avec deux fonctions. Simondon affirme que les techniques évoluent à travers de telles condensations élé gantes qui visent à réaliser des compatibilités entre des fonctionnalités internes et externes. À mesure que les artefacts se développent au cours du progrès technique, ils sont continuellement réinventés pour multiplier les fonctions servies par leurs structures. Ils atteignent des niveaux de plus en plus élevés de concrétisation. La cohérence interne avance jusqu’au point où ils peuvent être comparés à des organismes. Dans Du mode d’existence des objets techniques (MEOT), Simondon illustre ses idées avec des exemples politiquement neutres, tels que l’automobile ou la valve électronique. Il distingue entre les causes extrinsèques et intrinsèques du développement3. Ceci donne un aspect déterministe à son argumentation. Sa distinction entre la technicité et l’utilisation est souvent 2. Jean-Hugues Barthélémy, « Sur l’architectonique de Du mode d’existence des objets techniques », Cahiers Simondon, n° 4, 2012, p. 106-107. 3. Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques. Paris, Aubier, 1958, p. 23-36. 319 CONCRÉTISER SIMONDON ET LE CONSTRUCTIVISME si tranchée que la technologie apparaît comme un domaine autonome auquel la société doit s’adapter4. Son espoir en une réconciliation entre la technologie et la société proviendrait principalement d’une révolution culturelle qui incorporerait la technologie au sein de la compréhension que l’humanité a de soi. Il se peut que cette appréciation de Simondon ne soit pas tout à fait exacte. Jean-Hughes Barthélémy conteste que Simondon soit déterministe. Le déterminisme présuppose que l’histoire suit l’ordre de développement des techniques, ce qui n’est pas le cas dans la philosophie de Simondon. Il distinguait la genèse des technologies de leur histoire. La logique intrinsèque des progrès de la technique constitue une séquence génétique qui est autonome sans être absolument déterminante. Elle n’explique pas le développement historique5. Néanmoins, une des objections principales à Simondon est que le moteur du développement technique paraît interne à chaque technologie et ne provient donc pas de la société et de ses besoins. Les limitations de cette approche s’aperçoivent dans sa discussion de la photographie dans le cours sur l’imagination et l’invention de 1965. Il y affirme que des facteurs extrinsèques reflètent les effets de mode. Ils se manifestent par des aspects superficiels surajoutés aux objets techniques. De telles manifestations appartiennent à une couche intermédiaire entre les effets purement visuels et la technicité interne de l’objet. Ces couches externes « parasitent » la nature intrinsèque de l’objet technique6. Muni de ces distinctions, Simondon interprète ce qui constitue à nos yeux un progrès réel de la technique photographique comme une régression causée par l’influence de couches externes. La perte de contrôle et de raffinement qui caractérise les appareils photographiques produits en masse pour l’utilisation quotidienne témoigne de ce mouvement en arrière. Simondon n’a pas prévu la nouvelle vague d’inventions qui, depuis, a transformé ses artefacts populaires en appareils photographiques hautement efficaces avec l’introduction de l’appareil reflex programmé en 1965, c’est-à-dire précisément au moment où il donnait son cours. Cet appareil reconfi gure des aspects d’appareils déjà existants autour d’une innovation clé, 4. Bernard Stiegler, « La maïeutique de l’objet comme organisation de l’inorganique », in Gilles Châtelet (éd.), Gilbert Simondon : une pensée de l’individuation et de la technique, Paris, Albin Michel, 1994, p. 249-250. 5. Barthélémy, op. cit., p. 120-126 ; cf. Bernard Aspe, Simondon. Politique du transindividuel, Paris, Dittmar, 2013, p. 154-156. 6. Gilbert Simondon, L’Invention dans les techniques, Paris, Seuil, 2005, p. 284. ANDREW FEENBERG 320 l’obturateur de type électronique à plan focal vertical programmé. Cette innovation permet de voir à travers l’objectif plutôt qu’à travers un viseur séparé. Simondon ignore le reflex et prend comme exemple d’avancée décisive l’appareil Polaroïd qui a la caractéristique unique de permettre aux photographes de voir chaque prise d’image avant de passer à la suivante, concrétisant ainsi la prise de vue et le développement. Cette avancée technique ne s’est révélée importante qu’avec le développement de la photographie numérique. Elle ne fut pas la voie du progrès photo graphique dans les décennies qui suivirent7. Simondon n’avait pas vu la concrétisation des fonctionnalités néces saires aux photographes, amateurs comme professionnels. La combinai son d’ajustements manuels, de l’auto exposition et de l’autofocus dans un appareil capable d’accepter des objectifs bon marché mais aussi des objectifs professionnels constituait une avancée plus importante que le Polaroïd. Aujourd’hui encore les appareils de ce type avancé sont très répandus. Simondon s’est mépris sur ce qui était le problème technique intrinsèque essentiel, qu’il a identifié à la distinction entre les proces sus optiques et chimiques. Les raisons pour lesquelles il croyait cette distinction plus importante que la distinction entre le fonctionnement manuel et automatique ne sont pas claires, mais cet exemple illustre l’aspect arbitraire et peu convaincant de l’approche purement technique étant donné la variété des propriétés techniques et le manque de raison purement technique pour arbitrer entre elles. Il y a toutefois des aspects moins développés de la pensée de Simondon qui suggèrent une approche plus intéressante. Par exemple, dans son cours de 1965, certains passages semblent contredire la distinction entre le caractère socialisé extrinsèque et la technicité intrinsèque : La plurifonctionnalité d’usage correspond à une des fonctions essentielles de l’invention comme créatrice de compatibilité […], l’objet peut tota liser et condenser des prises d’informations exprimant les besoins, les désirs, les attentes ; la circulation récurrente d’information entre la production et l’utilisation virtuelle fait communiquer directement l’image et l’objet créé, permettant l’invention comptabilisante8. 7. Ibid., p. 286-287. 8. Ibid., p. 298. 321 CONCRÉTISER SIMONDON ET LE CONSTRUCTIVISME Ici la critique porte sur la tentative de limiter l’invention à un seul but, plutôt que de la laisser suivre une combinaison imprévisible de logiques techniques et de variétés de demandes sociales. 2. Acteurs et fonctions Dans les études des sciences et des techniques, le déterminisme n’est plus considéré comme une approche viable. Beaucoup d’études de cas montrent une interaction réciproque permanente entre les différentes demandes de groupes sociaux et les conceptions techniques. L’approche constructiviste n’ignore pas l’aspect technique uploads/Philosophie/ concretiser-simondon-et-le-constructivis.pdf
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- Publié le Oct 03, 2022
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