Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 36 | 2014 Heidegger, la Grèce et la de
Les Cahiers philosophiques de Strasbourg 36 | 2014 Heidegger, la Grèce et la destinée européenne La lecture heideggerienne de la phusis selon Héraclite ou la philosophie comme philosophie de la nature Mai Lequan Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cps/1285 DOI : 10.4000/cps.1285 ISSN : 2648-6334 Éditeur Presses universitaires de Strasbourg Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2014 Pagination : 111-142 ISBN : 978-2-86820-575-9 ISSN : 1254-5740 Référence électronique Mai Lequan, « La lecture heideggerienne de la phusis selon Héraclite », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg [En ligne], 36 | 2014, mis en ligne le 14 décembre 2018, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/cps/1285 ; DOI : 10.4000/cps.1285 Cahiers philosophiques de Strasbourg Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg, ii / 2014 La lecture heideggerienne de la phusis selon Héraclite ou la philosophie comme philosophie de la nature Mai Lequan Introduction Dans Qu’est-ce que la philosophie ?1, Heidegger déclare : « La philosophie est, dans son être originel, de telle nature que c’est d’abord le monde grec et seulement lui qu’elle a saisi elle-même en le réclamant pour se déployer »2. Ce propos étonne par sa radicalité : il n’y aurait non seulement pas de début de la philosophie sans la Grèce, mais pas de philosophie du tout hors du dialogue avec la pensée grecque. On sait l’importance du retour aux Grecs dans l’élaboration de la pensée propre d’Heidegger, en particulier, à côté de Platon et d’Aristote, des présocratiques, notamment Anaximandre, Parménide et Héraclite. À ce dernier Heidegger emprunte plusieurs thèmes3, dont on trouve écho, pour deux d’entre eux au moins, dans les deux articles parus dans les Essais et conférences (1955) : « Logos » (sur le Fragment 50 d’Héraclite) et « Alèthéia » (sur le Fragment 16 d’Héraclite4). Non seulement toute 1 Prononcée à Cerisy en 1955. 2 Cité par J. B, in : Essais et conférences, Préface, p. X ; nous soulignons [n. s.]. 3 Sur la lecture heideggerienne d’Héraclite en général, voir F. de T, À la rencontre de Heidegger. Souvenirs d’un passager de la Forêt-Noire, chapitre « Héraclite, le regard d’un commencement ». 4 Tous les Fragments d’Héraclite sont ici cités dans l’édition qui servit de référence à Heidegger, Die Fragmente der Vorsokratiker griechisch und deutsch, hrsg. von H. D und W. K. 112 philosophie, pensée, méditation ne peut se développer qu’« à travers un dialogue avec les penseurs grecs et la langue qu’ils parlent », mais encore ce dialogue (Gespräch) avec les Grecs est « encore en attente de son début » (selon l’expression même de Heidegger dans sa Conférence aux libraires)5. C’est ce timide début de dialogue avec les Grecs et avec leur langue qu’ouvre Heidegger dans les deux articles des Essais qu’il consacre à Héraclite6. Selon lui, non seulement les Grecs ont été historiquement les initiateurs de la philosophie, mais encore il n’y a de philosopher véritable qu’en relation avec le sens grec des mots. Jean Beaufret, dans sa Préface aux Essais, voit dans cette célébration radicale des Grecs et de leur langue7 à la fois l’éloge de l’aurore grecque de tout philosopher et la prise en compte lucide, derrière la splendeur du début grec de la philosophie, d’une aurore qui immédiatement s’oublie elle-même, oublie son origine et contient déjà en germe son propre déclin. Le début grec de la philosophie est un lever de Soleil qui contient déjà en lui un crépuscule, lequel donne son nom même à l’« Occident qui est notre partage »8. Toutefois, le mode propre de déclin qui caractérise la pensée occidentale (l’Occident étant le lieu où le Soleil se couche) n’est pas qu’oubli, il est aussi effort pour se ressouvenir de son aurore grecque. Il faut en effet que le soir tombe, que le crépuscule advienne pour que la chouette de Minerve (Athéna, déesse de la sagesse) prenne son envol et que la philosophie commence, comme le notait déjà Hegel. C’est seulement à la tombée de la nuit que le sens vrai du philosopher s’apparaît à lui- même en son début grec toujours déjà déclinant, oublieux de lui-même (comme en témoigne l’histoire de la métaphysique occidentale) et néanmoins capable, par un effort sans cesse renouvelé, de renouer avec son origine première et de re-commencer, de ré-ouvrir le dialogue avec les Grecs. Beaufret décrit ainsi l’aurore crépusculaire du philosopher occidental, telle que la révèle la tentative de dialogue entre Heidegger et les Grecs : 5 J. B, in : Essais et conférences, Préface, p. XIV. 6 A propos de la lecture heideggerienne d’Héraclite, voir également dans le présent volume : F. M, « Le couple Hestia-Hermès dans la vie et l’œuvre de Heidegger », notamment p. 186 à 194. 7 Ibid., p. XI. 8 Ibid., p. XII. 113 PHUSIS « Peut-être est-ce seulement en ces vêpres de la pensée que ce qui, en elle, fut matin, paraît enfin dans sa grandeur d’énigme. Le matin reste opaque à lui-même [pour] autant qu’il est splendeur inaugurale. Le soir est l’éclosion du matin en sa vérité jusqu’ici voilée. Si le monde grec est le matin de la pensée, peut-être ce matin n’est-il profond que médité [à partir] de notre soir où il décline, entrant dans l’aube plus matinale d’un jour encore inadvenu »9. Le destin occidental de la philosophie est de se savoir comme soir et d’inaugurer en elle un matin, mais en s’ignorant encore en grande part elle-même. Ainsi Heidegger voit-il dans la pensée grecque originaire, notamment présocratique, à la fois le point de départ de la philosophie occidentale et son but final, son telos à redécouvrir sans cesse. Or dans ce matin crépusculaire grec du philosopher occidental, tel qu’Heidegger le restitue, Héraclite joue un rôle capital, en tant qu’il est celui qui ouvre et ferme aussitôt ce double processus. Le dialogue qu’Heidegger noue avec les présocratiques se manifeste dès son cours du semestre 1915-1916 Sur les Présocratiques (dont le manuscrit a été perdu), consacré à Parménide et dans une moindre mesure à Héraclite. Son intérêt pour Héraclite se confirme dans son cours du semestre d’été 1926 Les concepts fondamentaux de la philosophie antique, consacré à la philosophie jusqu’à Platon. Heidegger y relit Parménide et Héraclite au fil conducteur de la question du logos en son articulation avec la phusis. Cet intérêt se prolonge dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique (1929-1930), où il distingue le sens grec de la phusis (chez Héraclite et Aristote) et le sens moderne de la nature (à partir de Galilée). Il s’approfondit encore dans le cours du semestre d’été 1933-1934 La question fondamentale de la philosophie, où Heidegger propose l’une de ses premières interprétations du Fragment 53 sur le polemos. Dans ces divers textes, le rapport logos-phusis chez Héraclite s’éclaire par le thème de l’alètheia (qu’aborde également le § 44 d’Être et temps). Heidegger revient de nouveau sur le sens du logos héraclitéen dans son cours du semestre 1935 Introduction à la métaphysique, mais cette fois dans le contexte du « tournant » (Kehre) ou « virage » (Wende) qu’il opère, d’une herméneutique existentiale du Dasein à une approche historiale de l’être. Il lie désormais indissociablement chez Héraclite logos et phusis, en-deçà de la tradition ultérieure qui opposera la nature à la 9 Ibid., p. XIII. 114 culture, à l’art, à l’histoire, à l’esprit ou encore à la liberté. Heidegger acquiert alors la conviction qu’avec Héraclite s’ouvre et se referme paradoxalement l’aube grecque du philosopher. Alors qu’il élabore sa pensée de l’alètheia comme dé-voilement, il voit en Héraclite celui qui découvre, mais pour immédiatement le recouvrir, le sens authentique du logos en son lien originaire avec la phusis, laquelle s’identifie au monde (kosmos) et à l’un-tout (hen panta). Toutefois on peut se demander si cette lecture heideggerienne de la nature comme monde, uni-totalité des étants ou étant universel, n’est pas en fait implicitement ou inconsciemment influencée par sa lecture (d’ailleurs très approfondie) de la phusis d’Aristote plus que par sa lecture de la phusis d’Héraclite en tant qu’elle illustre le sens archaïque de ce terme. C’est du moins notre hypothèse. Tout se passe comme si Heidegger projetait sur la parole rare et énigmatique d’Héraclite le sens relativement tardif de phusis à la fois comme croissance végétale (sens dynamique) et comme tout des étants apparaissant là-devant (sens statique), sens pré- moderne qu’il appartiendra à Aristote de mettre partiellement au jour. Il reste que la fécondité, la force et l’originalité de la lecture heideggerienne de la phusis d’Héraclite restent entières, quand bien même cette lecture serait discutable eu égard au contexte linguistique et culturel qui fut celui d’Héraclite. Indépassable en sa profondeur spéculative, l’analyse heideggerienne de la phusis héraclitéenne souffrirait ainsi d’un anachronisme, dans la mesure où elle projette le sens aristotélicien sur la phusis des Grecs archaïques. Toutefois, le génie de Heidegger est de voir dans la figure d’Héraclite celui qui marqua paradoxalement à la fois la naissance de la métaphysique occidentale et son déclin originaire comme oubli de l’être. Le Héraclite peint par Heidegger manifeste une aube du philosopher, qui immédiatement décline uploads/Philosophie/ cps-1285 1 .pdf
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- Publié le Jul 28, 2021
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