S´ eminaire Poincar´ e 1 (2005) 1 – 25 S´ eminaire Poincar´ e Einstein 1905-195
S´ eminaire Poincar´ e 1 (2005) 1 – 25 S´ eminaire Poincar´ e Einstein 1905-1955 : son approche de la physique Thibault Damour Institut des Hautes ´ Etudes Scientifiques 35, route de Chartres 91440 Bures-sur-Yvette R´ esum´ e. On passe en revue les conceptions ´ epist´ emologiques d’Einstein, en indiquant leurs racines philosophiques. L’importance particuli` ere des id´ ees de Hume, Kant, Mach et Poincar´ e est relev´ ee. Les caract´ eristiques particuli` eres de l’approche de la physique par Einstein sont soulign´ ees. Enfin, on consid` ere l’application concr` ete des principes m´ ethodologiques einsteiniens aux deux th´ eories de la relativit´ e, et ` a la th´ eorie quantique. 1 Sur l’´ epist´ emologie d’Einstein Certains analystes de la pens´ ee d’Einstein, notamment l’historien Gerald Holton mais aussi le physicien Max Born, ont sugg´ er´ e qu’Einstein aurait radicalement chang´ e son approche ´ epist´ emologique, en partant d’un positivisme machien pur et dur dans sa jeunesse (et notamment en 1905) pour finir par un rationalisme platonisant. Je pense plutˆ ot, en accord avec les fines ana- lyses de Michel Paty [1], qu’Einstein a toujours eu une vision multiple et nuanc´ ee de la th´ eorie de la connaissance, mˆ eme si la d´ ecouverte de la th´ eorie de la Relativit´ e G´ en´ erale a eu l’effet d’infl´ echir partiellement son ´ epist´ emologie du cˆ ot´ e d’un rationalisme plus sp´ eculatif. La meilleure formula- tion que je connaisse de la subtilit´ e et de la complexit´ e des id´ ees d’Einstein sur l’´ epist´ emologie est contenue dans un passage de la “R´ eponse aux critiques” qu’il ´ ecrivit pour le livre Albert Ein- stein : philosopher scientist [2]. Comme cette formulation est centrale pour cet expos´ e, citons-la extensivement (dans la traduction fran¸ caise de Michel Paty [1]) : “Le rapport r´ eciproque de l’´ epist´ emologie1 et de la science est d’une nature assez remarquable. Elles d´ ependent l’une de l’autre. L’´ epist´ emologie, en l’absence de contact avec la science, devient un sch` eme vide. La science sans ´ epist´ emologie est – pour autant qu’elle soit alors seulement pensable – primitive et embrouill´ ee. Cependant, ` a peine l’´ epist´ emologue2, qui recherche un syst` eme clair, s’est-il fray´ e un chemin vers un tel syst` eme, qu’il est tent´ e d’interpr´ eter le contenu de la pens´ ee de la science dans le sens de son syst` eme et de rejeter tout ce qui n’y entre pas. Le scientifique3, quant ` a lui, ne peut pas se permettre de pousser aussi loin son effort en direction d’une syst´ ematique ´ epist´ emologique4. Il accepte avec reconnaissance l’analyse conceptuelle de l’´ epist´ emologie; mais les conditions externes, qui interviennent pour lui au travers des faits de l’exp´ erience, ne lui permettent pas de se laisser trop restreindre dans la construction de son monde conceptuel par l’adh´ esion ` a un syst` eme ´ epist´ emologique quel qu’il soit. Il doit donc apparaˆ ıtre ` a l’´ epist´ emologue syst´ ematique comme une esp` ece d’opportuniste sans scrupule : il apparaˆ ıt comme un r´ ealiste dans la mesure o` u il cherche ` a d´ ecrire un monde ind´ ependant des actes de la perception ; comme un id´ ealiste d` es lors qu’il consid` ere les concepts et les th´ eories comme des libres inventions de l’esprit humain (elles ne peuvent ˆ etre d´ eduites logiquement du donn´ e empirique) ; comme un positiviste s’il consid` ere que ses concepts et ses th´ eories ne sont justifi´ es que dans la mesure o` u ils fournissent une repr´ esentation logique des relations entre les exp´ eriences des sens. Il peut mˆ eme apparaˆ ıtre comme un platonicien ou un pythagoricien s’il consid` ere que le point de vue de la simplicit´ e logique est un outil indispensable et effectif de la recherche.” 1“Erkenntnistheorie”. 2“Erkenntnistheoriker”, litt´ eralement, le th´ eoricien de la connaissance. 3“. . . der Scientist”. 4“. . . erkenntnistheorischer Systematik”. 2 T. Damour S´ eminaire Poincar´ e Pour compl´ eter cette citation, ´ ecoutons aussi ce qu’Einstein dit dans sa Herbert Spencer Lecture, prononc´ ee ` a Oxford le 10 juin 1933 [3] : “Si vous voulez apprendre quelque chose sur les m´ ethodes de la physique th´ eorique de la part de ceux qui l’utilisent, je vous sugg` ere de vous en tenir au principe suivant : n’´ ecoutez pas ce qu’ils disent et tenez-vous ` a ce qu’ils font !” Moralit´ e : • Quel que soit le travail d’Einstein consid´ er´ e, il ne faut pas essayer de l’interpr´ eter ` a l’aune d’une seule approche ´ epist´ emologique, mais au contraire essayer de mettre ` a jour ses diverses composantes : empiriste, r´ ealiste, id´ ealiste, sp´ eculative, . . ., et • pour appr´ ehender la richesse de l’approche de la physique d’Einstein, le mieux est de consid´ erer des exemples pr´ ecis, fond´ es sur ses travaux ou sur les textes o` u il s’est expliqu´ e en d´ etail. Cependant, avant de consid´ erer des exemples concrets o` u l’on voit Einstein mettre en action son ´ epist´ emologie, il est important d’avoir une id´ ee des sources de cette ´ epist´ emologie. 2 Einstein et la philosophie D’abord, notons qu’Einstein s’est toujours beaucoup int´ eress´ e ` a la philosophie en g´ en´ eral, et plus particuli` erement ` a la philosophie de la connaissance (ce qu’il appelle Erkenntnistheorie, th´ eorie de la connaissance, que l’on appellera ici ´ epist´ emologie). En 1902, ` a Berne, Maurice Solovine, qui ´ etudiait alors la philosophie et la physique, ´ etait venu voir Einstein ` a la suite d’une petite annonce que ce dernier avait fait paraˆ ıtre dans un journal de Berne, o` u il se proposait pour donner des le¸ cons particuli` eres en physique. Einstein lui confia ` a cette occasion qu’il avait eu “quand il ´ etait plus jeune, un goˆ ut tr` es vif pour la philosophie, mais que le vague et l’arbitraire qui y r` egnent l’en ont d´ etourn´ e, et qu’il s’occupait maintenant uniquement de physique”. Cependant, assez rapidement les le¸ cons de physique ` a Solovine se transform` erent en discussions sur les fondements de la physique. Ces discussions proprement ´ epist´ emologiques furent ´ elargies ` a un petit groupe de trois amis : Einstein (1879-1955), Maurice Solovine (1875-1958) et Konrad Habicht (1876-1958). Avec humour, ils donnaient ` a leur petit groupe de discussion le nom pompeux d’“Acad´ emie Olympia”. Ils se donn` erent d’ailleurs un programme ambitieux de lecture et de discussion d’œuvres philosophiques, ´ epist´ emologiques, critiques ou historiques, notam- ment : L’analyse des sensations et La m´ ecanique, expos´ e historique et critique de son d´ eveloppement d’Ernst Mach, la Logique de John Stuart Mill, le Trait´ e de la nature humaine de David Hume, la Grammaire de la science de Karl Pearson, la Critique de l’exp´ erience pure de Richard Avenarius, l’Essai sur la philosophie des sciences d’Amp` ere, Science et hypoth` ese de Poincar´ e, la th` ese sur les fondements de la g´ eom´ etrie de Riemann, l’essai Sur la nature des choses en elles-mˆ emes de Clifford, Que sont les nombres et ` a quoi servent-ils ? de Dedekind. A ceci s’ajoutait un programme d’œuvres philosophiques ou litt´ eraires de culture g´ en´ erale comprenant : des dialogues de Platon, des œuvres de Leibniz, l’Antigone de Sophocle, des trag´ edies de Racine et le Don Quichotte de Cervantes. Notons aussi qu’Einstein avait lu, dans sa jeunesse ou quand il ´ etait au Polytechnique de Zurich, d’autres philosophes ou des textes de scientifiques s’int´ eressant aux fondements de la science, notamment Kant (lu d` es l’ˆ age de seize ans et relu ensuite), Spinoza, Schopenhauer, Ber- keley, Galil´ ee, Boltzmann, Helmholtz et Hertz. Plus tard, il continua ` a lire des philosophes ou ´ epist´ emologues (notamment Russell, Bergson, Emile Meyerson) et eut des ´ echanges et discussions avec Russell, avec le n´ eo-kantien Ernst Cassirer, et avec des ´ epist´ emologues du Cercle de Vienne : Moritz Schlick, Rudolf Carnap, et Hans Reichenbach. Cette longue ´ enum´ eration montre l’int´ erˆ et profond d’Einstein pour la philosophie, et son attirance plus particuli` ere vers une r´ eflexion m´ ethodologique sur les fondements de la science. Il est certain que cette r´ eflexion ´ epist´ emologique a jou´ e un rˆ ole crucial dans ses travaux scientifiques, en lui permettant notamment de d´ epasser des blocages psychologiques qui limitaient l’horizon intellectuel de beaucoup de scientifiques au d´ ebut du si` ecle. Il s’agit l` a d’une question subtile et complexe et nous nous contenterons de br` eves indications. Vol. 1, 2005 Einstein, 1905-1955 : son approche de la physique 3 3 Hume, Kant, Mach et Poincar´ e Les penseurs qui ont, probablement, le plus influenc´ e la r´ eflexion m´ ethodologique d’Einstein et qui, ` uploads/Philosophie/ damour-3.pdf
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- Publié le Nov 06, 2021
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