Qu’est-ce que l’acte de création ? Gilles Deleuze Editions Senigallia Conférenc

Qu’est-ce que l’acte de création ? Gilles Deleuze Editions Senigallia Conférence à la Femis – 17 mai 1987 une discipline aussi créatrice, aussi inventive que toute autre discipline. La philosophie est une discipline qui consiste à créer ou à inventer des concepts. Et les concepts, ça n’existe pas tout fait, et les concepts ca n’existe pas dans une espèce de ciel où ils atten- draient qu’un philosophe les saisissent. Les concepts, il faut les fabriquer. Alors, bien sur, ca ne se fabrique pas comme ça, on ne se dit pas un jour “Tiens, je vais faire tel concept, je vais inventer tel concept“. Pas plus qu’un peintre ne se dit un jour “ tiens, je vais faire un tableau comme ça“. Il faut qu’il y ait une nécessité. Mais autant en phi- losophie qu’ailleurs, tout comme un cinéaste ne se dit pas “tiens, je vais faire tel film“, il faut qu’il y ait une nécessité, sinon il n’y a rien du tout. Reste que cette nécessité qui est une chose très complexe, si elle existe, elle fait que, un philosophe je sais au moins de quoi il s’occupe, il ne s’occupe de réfléchir même sur le cinéma. Il se propose d’inventer, de créer, des concepts. Je dis que je fais de la philoso- phie, c’est à dire, j’essaie d’inventer des concepts. J’essaie pas de réfléchir sur autre chose. Si je dis, vous qui faites du cinéma, qu’est-ce que vous faites ? Je prends une définition aussi puérile, donc accordez la moi, il y en a sûrement d’autres et de meilleu- res. Je dirai juste ce que vous inventez, ce n’est pas des concepts, ce n’est pas votre affaire, ce que vous inventez c’est ce que l’on pourrait appeler des blocs de mouve- ments-durée. Si on fabrique un bloc de mouvements-durée, peut-être que c’est …, que… on fait du cinéma. Remarquez, il n’y a pas question d’invoquer une histoire ou de la récuser. Tout a une histoire. La philosophie aussi raconte des histoires. Elle ra- conte des histoires, des histoires avec des concepts. Le cinéma, je pense, mettons, sup- posons, qu’il raconte des histoires avec des blocs de mouvements-durée. Je peux dire que la peinture invente, elle, c’est un tout autre type de blocs, c’est ni des blocs de concepts, ni des blocs de mouvements-durée, mais supposons que ce soit des blocs de lignes-couleurs. La musique invente un autre type de bloc très très particulier, bon. Mais je dis dans tout ça, la science elle est non moins, vous savez, la science elle est non moins créatrice, je ne vois pas tellement d’opposition entre les sciences, les arts, tout ça. Si je demande à un savant : qu’est-ce qu’il fait ? Là aussi, il invente, il ne décou- vre pas, un savant ou du moins la découverte ça existe, mais ça en fait partie, mais ce n’est pas par là que l’on définit une actualité scientifique en tant que telle. Un savant, il a inventé, il crée autant qu’un artiste. Alors bon … Alors pour aller aussi, pour en res- ter dans des définitions aussi sommaires que celles dont je suis parti, tout de même, un savant, vous savez, c’est quelqu’un, c’est pas compliqué, c’est quelqu’un qui invente ou qui crée des fonctions, et il n’y a que lui. Il ne crée pas des concepts, un savant en tant que savant n’a rien à faire avec des concepts, c’est même pour ça, heureusement qu’il y a de la philosophie. En revanche, il y a quelque chose qu’un savant est seul, un savant sait faire : inventer et créer des fonctions. Alors, qu’est-ce que c’est qu’une fonction ? ça on pourrait le définir aussi simplement que j’ai essayé, puisqu’on en reste vraiment au plus rudimentaire, quoi. Pas du tout parce ce que vous ne comprendriez pas plus, mais parce que c’est moi qui serait déjà dépassé c’est… Je voudrais, moi aussi, poser des questions. Et en poser à vous, et en poser à moi- même. Ce serait, heu…, ce serait du genre : qu’est-ce que vous faîtes au juste, vous qui faîtes du cinéma ? Et moi, qu’est-ce que je fais au juste quand je fais ou quand j’espère faire de la philosophie ? Eh ! Est-ce que l’on a quelque chose à se dire, en fonction de cela ? Alors bien sûr, cela va mal chez vous, mais ça va très mal aussi chez moi [rires], et c’est pas seulement ça qu’on aurait à se dire- ou bien je pourrais poser la question autre- ment :“Qu’est-ce que c’est avoir une idée au cinéma ?“ Si l’on fait du cinéma, ou si l’on veut faire du cinéma :“Qu’est-ce que c’est avoir une idée ? Alors ce qu’on dit :tiens, j’ai une idée. Alors parce que d’une part tout le monde sait bien qu’avoir une idée, c’est un événement rare, ça arrive rarement, avoir une idée c’est une espèce de fête. Mais ce n’est pas courant. Et, d’autre part, avoir une idée, c’est pas quelque chose de général, on n’a pas une idée en général. Une idée, elle est déjà vouée, tout comme celui qui a l’idée, est déjà à tel auteur, domaine. Je veux dire que une idée, c’est tantôt une idée en peinture, tantôt une idée en roman, tantôt une idée en philosophie, tantôt une idée en science. Et c’est évidemment pas le même qui peut avoir tout ça. Si vous voulez, les idées, il faut les traiter comme des espèces de potentiels, les idées se sont des potentiels, mais des potentiels déjà engagés dans tel ou tel mode d’expression. Et inséparable du mode d’expression, si bien que je ne peux pas dire : j’ai une idée en général. En fonction des techniques que je connais, je peux avoir une idée dans tel domaine, une idée en cinéma, ou bien un autre, une idée en philosophie. Qu’est-ce qu’avoir une idée en quelque chose ? Donc, je reparle de, du fait que je fais de la philosophie, vous faites du cinéma. Alors, ce serait trop facile de dire ben oui, la philosophie tout le monde sait qu’elle est prête à réfléchir sur n’importe quoi. Donc, pourquoi elle réfléchirait pas sur le cinéma ? Or, c’est une idée indigne ; la philosophie n’est pas faite pour réfléchir sur n’importe quoi. Elle n’est pas faite pour réfléchir sur autre chose. je veux dire, en traitant la philosophie comme une puissance de réfléchir sur, on a l’air de lui donner beaucoup et en fait, on lui retire tout. Car personne n’a besoin de la philosophie pour réfléchir. Je veux dire, les seuls gens capables, effectivement, de réfléchir sur le cinéma, se sont les cinéastes, ou les critiques de cinéma, ou ceux qui aiment le cinéma. Ils n’ont absolument pas besoin de la philo- sophie pour réfléchir sur le cinéma. L’idée que les mathématiciens auraient besoin de la philosophie pour réfléchir sur les mathématiques est une idée comique. Si la philoso- phie devrait réfléchir sur quelque chose, mais elle n’aurait aucune raison d’exister. Si la philosophie existe, c’est qu’elle a son propre contenu. Si nous nous demandons : qu’est -ce que le contenu de la philosophie ? il est tout simple. C’est que la philosophie est déduit pas comme ça, mais je dis : le type d’espaces de Bresson et la valorisation ciné- matographique de la main dans l’image sont évidemment liés. Je veux dire le raccorde- ment des petits bouts d’espaces bressonnien, du faite même que ce sont des bouts, des morceaux déconnectés d’espaces, ne peut être qu’un raccordement manuel. D’où l’ex- haussions de la main dans tout le cinéma de Bresson, bon, c’est bien, on pourrait conti- nuer longtemps, parce que par là , le bloc d’étendue-mouvement de Bresson recevrait donc, comme caractère propre à ce créateur, le caractère de cet espace qu’est très parti- culier, le rôle de la main qui en sort tout droit, il n’y a plus que la main qui puisse effec- tivement opérer des connexions d’une partie à l’autre de l’espace. Et Bresson est sans doute le plus grand cinéaste à avoir réintroduit dans le cinéma les valeurs tactiles, pas simplement parce qu’il sait prendre en image, admirablement, les mains. Mais, s’il sait prendre admirablement les mains en image, c’est qu’il a besoin des mains. Un créateur, c’est pas un être qui travaille pour le plaisir. Un créateur ne fait que ce dont il a absolument besoin. Avoir une idée en cinéma, encore une fois, c’est pas la même chose qu’avoir une idée ailleurs. Et pourtant, il y a des idées en cinéma qui pourraient valoir aussi dans d’autres disciplines. Il y a des idées en cinéma qui pourraient être d’excellentes idées en roman. Mais elles n’auraient pas la même allure du tout. Et puis, il y a des idées en cinéma qui ne peuvent être que cinématographiques. Ca empêche pas, même quand il s’agit d’idées en cinéma qui pourraient avoir une valeur en roman, elles sont déjà engagées dans un processus cinématographique qui fait qu’elles sont vouées d’avance. uploads/Philosophie/ deleuze-quest-ce-quel-acted-e-creation.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager