Anthropologie de la nature M. Philippe DESCOLA, professeur Sous le même intitul

Anthropologie de la nature M. Philippe DESCOLA, professeur Sous le même intitulé que le cours de l’année précédente, « Modalités de la figuration », le cours de cette année constituait la deuxième partie d’un cycle d’enseignement consacré aux différentes formes culturelles de la mise en image. Il convenait d’abord de rappeler ce que le domaine de l’anthropologie de la figuration recouvre, notamment au regard des champs couverts par l’anthropolo- gie de l’art, l’histoire de l’art et l’esthétique philosophique. Par figuration, on entend cette opération universelle au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est investi de façon ostensible d’une « agence » (au sens de l’anglais agency) socialement définie suite à une action de façonnage, d’aménagement, d’ornemen- tation ou de mise en situation ; cette action vise à donner à l’objet un potentiel d’évocation iconique d’un prototype réel ou imaginaire qu’il dénote de façon indicielle en ce que quelque chose de l’intentionnalité du prototype ou de ceux qui ont produit l’image demeure actif en celle-ci ; enfin, la dénotation joue sur une ressemblance directe de type mimétique ou sur tout autre type de motivation identifiable de façon médiate ou immédiate, l’idée étant que c’est dans la relation iconique au prototype que réside au premier chef l’effet d’agence. En s’engageant dans un anthropologie de la figuration, il s’agissait de mettre à l’épreuve une hypothèse développée lors d’un cycle d’enseignement précédent et qui pose que l’organisation de l’expérience du monde, individuelle et collec- tive, peut être ramenée à un nombre réduit de modes d’identification correspon- dant aux différentes façons de distribuer des propriétés aux existants, c’est-à-dire de les doter ou non de certaines aptitudes les rendant capables de tel ou tel type d’action. Fondée sur les diverses possibilités d’imputer à un aliud indéterminé une physicalité et une intériorité analogues ou dissemblables à celles dont tout humain fait l’expérience, l’identification peut se décliner en quatre formules ontolo- giques : soit la plupart des existants sont réputés avoir une intériorité semblable tout en se distinguant par leurs corps, et c’est l’animisme ; soit les humains sont seuls à posséder le privilège de l’intériorité tout en se rattachant au continuum des non-humains par leurs caractéristiques matérielles, et c’est le naturalisme ; 5983$$ UN24 21-01-2008 15:25:16Imprimerie CHIRAT PHILIPPE DESCOLA 452 soit certains humains et non-humains partagent, à l’intérieur d’une classe nom- mée, les mêmes propriétés physiques et morales issues d’un prototype, tout en se distinguant en bloc d’autres classes du même type, et c’est le totémisme ; soit tous les éléments du monde se différencient les uns des autres ontologiquement, raison pour laquelle il convient de trouver entre eux des correspondances stables, et c’est l’analogisme (cf. Par-delà nature et culture, 2005). Examiner l’effet induit par ces quatre modes d’identification sur la genèse des images, c’est tenter de mettre en évidence, pour chaque formule, le type d’entité que la figuration donne à voir, le type d’agence dont les produits de la figuration sont investis et les moyens par l’intermédiaire desquels ils sont rendus visibles. Les modes d’identification auxquels on s’intéresse ne sont donc pas des recettes formelles, des archétypes iconologiques ou des systèmes procéduraux, mais l’ex- pression des relations entre la structure d’une ontologie et les moyens employés pour qu’une image puisse figurer cette structure et la rendre active. C’est une morphologie des relations qui est ainsi visée, non une morphologie des formes stricto sensu. Le premier parcours accompli l’année dernière avait déjà permis d’isoler quatre relations figuratives principales correspondant aux quatre modes d’identification : la commutation, dans le cas de l’animisme, la ressemblance, dans le cas du naturalisme, l’ordonnancement dans le cas du totémisme, la connectivité dans le cas de l’analogisme. Il s’agit désormais d’explorer chacune de ces rela- tions, de les enrichir, d’examiner les types d’image auxquelles elles correspon- dent, de préciser les mécanismes cognitifs auxquels elles font appel, et de mettre en évidence les relations subsidiaires qui leur sont rattachées. C’est ce qui a été entrepris cette année pour l’animisme. Pictographie et héraldique Avant de commencer cet examen, toutefois, il convenait d’apporter des clarifi- cations sur la question des images figuratives qui ne sont pas liées à une ontologie particulière parce qu’elles relèvent de fonctions expressives sinon universelles, du moins très communes. La question avait déjà été abordée sous un autre angle dans le cours de l’année précédente où l’on avait discuté le cas de certaines solutions formelles qui furent données de façon indépendante les unes des autres à des problèmes techniques de figuration dans des régions du monde n’ayant pas entretenu entre elles de rapports et relevant de systèmes ontologiques différents. Il s’agissait en particulier de la « figuration éclatée » — la représentation en prolongement latéral des flancs ou de la face dorsale du prototype — et de la « figuration radiologique » — le dévoilement de la structure interne d’un orga- nisme — dont on trouve des traces sur presque tous les continents à des époques très diverses car elles offrent des solutions commodes à des problèmes spéci- fiques de représentation — le passage du tridimensionnel au bidimensionnel et la figuration simultanée du contenant et du contenu. Il en va de même pour d’autres sortes d’images, tout aussi répandues, et qui se caractérisent, quant à elles, par l’identité des fonctions qu’elles remplissent, quel que soit par ailleurs 5983$$ UN24 21-01-2008 15:25:16Imprimerie CHIRAT ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE 453 le régime ontologique de l’aire culturelle où on les trouve ; c’est le cas au premier chef de la pictographie et de l’imagerie héraldique qui ont à voir l’une et l’autre avec les usages sociaux de la mémoire. Pour qu’il y ait pictographie, il faut un ensemble de pictogrammes formant système et au moyen desquels on peut représenter des séquences d’actions. Or il est rare que ces séquences d’action soient déchiffrables sur la seule base de leur iconicité, de sorte que l’immense majorité des pictographies actives sur lesquelles on possède des informations fiables sont en fait des illustrations de chaînes de paroles qu’elles viennent ponctuer ; elles constituent même, dans de nombreux cas, des aides permettant la mémorisation et l’énonciation correcte de discours standardisés longs et complexes, généralement de nature rituelle. Ce qui compte dans les pictogrammes, ce n’est donc pas l’exactitude mimétique, c’est l’économie de moyens, à savoir la réduction à quelques traits identifiables rapide- ment exécutés. D’où l’hypothèse que les pictographies primitives ne sont pas des écritures manquées, mais bien plutôt leur alternative dans des sociétés de tradition orale qui auraient trouvé là une manière spécifique de consolider au moyen d’images la relation entre parole mémorisée et parole proférée (C. Severi, Il percorso e la voce, 2004). Les pictographies étudiées par les ethnologues en Australie, chez les Indiens des Plaines ou chez les Kuna de Panama montrent bien qu’il s’agit de mécanismes de fixation des traces mnésiques rappelant les arts de la mémoire de l’Antiquité et du Moyen A ˆ ge que les travaux de Frances Yates et de Mary Carruthers ont contribué à mieux faire connaître. Mais ces recherches ethnologiques montrent aussi qu’une approche purement iconologique des pictogrammes est illusoire, même s’ils sont par ailleurs suffisamment norma- lisés pour être déchiffrables au sein d’aires culturelles assez vastes où plusieurs langues sont parlées ; en effet, un système pictographique n’est pas tant cohérent du fait de la forme des images qu’il mobilise qu’en raison du type de relation existant entre la forme d’un énoncé codifié — un chant chamanique, un récit de chasse, un récit de guerre, un chant initiatique — et la structure de la séquence des pictogrammes en tant qu’elle reflète la trace mnésique des mots de l’énoncia- teur. Il s’agit donc d’un type d’image dont la fonction générale d’aide-mémoire paraît universelle, mais dont le contenu est toujours hautement particularisé par le genre de discours qu’il illustre. Cette combinaison entre une fonction partout identique et des référents très singularisés se retrouve dans les blasons. Les traits majeurs de l’héraldique euro- péenne tels qu’ils commencent à se stabiliser à la fin du Moyen A ˆ ge ne se différencient guère de ceux que l’on retrouve dans d’autres régions du monde : on a partout affaire à un système d’images figuratives caractérisé par la juxtaposition d’éléments plus ou moins iconiques, généralement déconnectés les uns des autres dans l’espace figuratif, formant une composition dont la structure formelle claire- ment identifiable est peu soumise au changement et dont l’interprétation en principe standardisée reste soumise à de fortes variations individuelles. Il en va ainsi, par exemple, des emblèmes héraldiques des Indiens de la Côte Nord-Ouest 5983$$ UN24 21-01-2008 15:25:16Imprimerie CHIRAT PHILIPPE DESCOLA 454 du Canada, notamment ceux figurés sur les grands mats sculptés (plus connus sous le nom impropre de « mats totémiques »), ou encore des portraits d’ancêtres sculptés en guise de blasons sur des panneaux et des piliers à l’intérieur des grandes-maisons maori. En Europe, sur la Côte Nord-Ouest et en Nouvelle- Zélande, il s’agit bien d’un même système figuratif de dénotation de positions sociales et généalogiques dont les propriétés formelles sont stables. Quatre d’entre elles méritent d’être soulignées. Un blason est une uploads/Philosophie/ descola-1-pdf.pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager