Jean Petitot Syntaxe topologique et grammaire cognitive In: Langages, 25e année
Jean Petitot Syntaxe topologique et grammaire cognitive In: Langages, 25e année, n°103, 1991. pp. 97-128. Citer ce document / Cite this document : Petitot Jean. Syntaxe topologique et grammaire cognitive. In: Langages, 25e année, n°103, 1991. pp. 97-128. doi : 10.3406/lgge.1991.1610 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1991_num_25_103_1610 Jean PETITOT EHESS, CREA SYNTAXE TOPOLOGIQUE ET GRAMMAIRE COGNITIVE 1 Introduction On connaît la célèbre affirmation de Claude Lévi-Strauss : « les sciences humaines seront structurales ou ne seront pas ». Nous aimerions lui en adjoindre une autre : « les sciences humaines seront des sciences naturelles ou ne seront pas ». Evidemment, sauf à en revenir à un réductionnisme dogmatique, une telle affirmation n'est eoutenable que si l'on peut suffisamment généraliser le concept classique de « natu- ralité », jusqu'à y intégrer, comme des phénomènes naturels, les phénomènes d'organisation structurale. Tel est l'une des intentions principales du programme de recherche de la Morphodynamique développé à la suite des propositions et des travaux de René Thom. Comme nous l'avons montré dans un certain nombre de nos précédents travaux 2, à partir du moment où l'on dispose d'une théorie naturaliste des processus de production des formes naturelles ainsi que d'une modélisation mathématique appropriée (i.e. compatible aux théories physiques des substrats matériels où s'implantent et d'où émergent ces formes), il devient possible d'élaborer un structuralisme dynamique et génétique permettant de rendre compte de l'émergence des structures. Parce que naturalistes et dynamiques, de telles approches modifient profondé ment l'épistémologie des disciplines structurales. En effet, celles-ci ont toujours vécu sur l'idée (au fond néo-aristotélicienne) que les structures émanent d'une « forme » purement relationnelle qui s'implante dans une « matière » amorphe lui étant ontologiquement étrangère. Il y a là un dualisme forme / matière — dualisme à l'origine du postulat structuraliste bien connu du primat ontologique de la forme sur la matière — que vient remettre en cause une science naturaliste des structures. Notre idée fondamentale est que la forme est le phénomène de Г (auto) -organisation de la matière, autrement dit que la substance n'est pas une matière (une hylé) où vient s'implanter une forme ontologiquement autonome mais bien plutôt une matière (un substrat) dynamiquement (auto)-organisée. Pour qualifier ce passage opéré par le structuralisme dynamique d'un idéalisme formaliste — à base logico-algébrique — à un naturalisme non réductionniste — mais 1. Ce travail est issu du Séminaire sur Le Structuralisme dynamique de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales que nous coordonnons avec Jean-Claude Coquet. Une version préliminaire en a été présentée et discutée lors de la première Journée d'Etude (9 novembre 1990) du Groupement de Recherche CNRS Sciences Cognitives de Paris dirigé par Jean-Pierre Desclés et coordonné par Georges Vignaux. Il a pu être approfondi lors d'un séjour au Seminar on General Semiotics de l'Université d'Aarhus dont Per Aage Brandt est le responsable. Sa version anglaise a été présentée à Y International Center for Semiotic and Cognitive Studies de l'Université de San Marino lors du Workshop Motivation in Language (12-14 décembre 1990). Je remercie Umberto Eco, Mark Johnson, George Lakoff, Leonard Talmy et Patrizia Violi pour les discussions enrichissantes que j'ai pu avoir avec eux à cette occasion. 2. Cf. notre bibliographie. 97 néanmoins à base physique — , nous avons proposé de compléter l'expression de « Logique du Sens » par l'expression de « Physique du Sens ». Dans une physique du sens — ce que René Thom appelle une « sémio-physique » — , le type d'objectivité des structures change de statut. Les structures sémio-linguistiques ne sont plus considé rées comme des objets formels devant être mimés par des structures logico- combinatoires et algébriques analogues, mais bien plutôt comme des phénomènes naturels qui, au même titre que les phénomènes physiques, chimiques, thermodyna miques ou biologiques, doivent être objectivés, théorisés et modélisés avec des concepts et des outils mathématiques qui n'ont aucune raison d'appartenir aux théories des langages formels. Ces dernières années, le point de vue morphodynamique sur les structures sémio-linguistiques a convergé avec certaines orientations maîtresses des sciences cognitives. Cela n'est évidemment pas dû au hasard. En effet, les sciences cognitives se proposent de naturaliser les structures, les actes et les processus mentaux constitutifs des représentations et de leur intentionalité, du jugement, du raisonnement, de l'apprentissage, des relations entre syntaxe et sémantique, etc. Pour ce faire, elles ont commencé par admettre la thèse que les représentations mentales appartenaient à un langage interne possédant les propriétés d'un langage formel. Cette thèse, caractéris tique du paradigme « symbolique » — aussi dit « classique » — des sciences cognitives, conduit à une ontologie formaliste des structures, à un dualisme du physique (le neuronal) et du symbolique (les structures mentales) qui est un avatar du dualisme entre matière et forme. Mais, ces derniers temps, le paradigme symbolique s'est trouvé supplanté par le paradigme « sub-symbolique » — aussi dit « connexion- niste » — qui cherche à comprendre les structures symboliques comme des structures émergeant des dynamiques sous-jacentes à travers des phénomènes d'(auto)- organisation. C'est donc une sorte de « thermodynamique neuronale du mental » qui devient l'objet d'étude privilégié. Or il est facile de voir que les modèles connexion- nietes retrouvent sur bien des points, tant mathématiques qu'épistémologiques, les modèles morphodynamiques 3 qui les ont précédés. Un autre courant des sciences cognitives convergeant avec le point de vue morphodynamique est celui de la grammaire cognitive qui étudie de façon privilégiée l'ancrage perceptif des structures linguistiques. Ce n'est évidemment pas un hasard si ce dernier courant est lui-même en train d'établir sa jonction avec le courant connexionniste. Il y a là un ensemble pertinent de solidarités débouchant sur un tournant morphodynamique et cognitif du structuralisme sémio-linguistique. Dans ce travail, plutôt que de développer des problèmes généraux de morphody namique structurale et cognitiviste, nous nous focaliserons sur un problème très précis (que l'on jugera peut-être trop précis) qui nous paraît être assez représentatif du changement de paradigme que nous venons d'évoquer. Nous nous proposons d'indi quer comment les modèles morphodynamiques interviennent très naturellement dès que l'on se propose de conférer un statut mathématique rigoureux aux schemes topologiques et dynamiques fondant la grammaire cognitive. Nous prendrons comme principale référence la théorie de Ronald Langacker 4. Nous voudrions montrer : 3. Sur les liens entre le connexionisme et les modèles morphodynamiques, cf. Visetti [1990] et Petitot [1989d], [1989g]. 4. Sur les liens généraux que la grammaire cognitive de Ray Jackendoff, Leonard Talmy ou Ronald Langacker peut entretenir avec les modèles morphodynamiques de syntaxe topologique, cf. Petitot [1989d], [1989h], [1989Í]. 98 (i) que le tournant cognitif de la linguistique conduit à des problèmes nouveaux, totalement inédits, ayant beaucoup plus à voir avec des problèmes de physique, d'analyse du signal ou d'« information processing » qu'avec des problèmes tradition nels de linguistique 5, et (ii) que les modèles morphodynamiques peuvent apporter beaucoup dans la résolution de ces problèmes. I. La question de l'ancrage perceptif du sémantisme langagier et de la structure conceptuelle. L'une des principales difficultés de la grammaire cognitive (GC) est de trouver des outils mathématiques adéquats pour décrire l'information topologique et dynamique — en fait l'information morphologique — fournie par la perception et traitée (« processée ») par la sémantique des langues naturelles. Le contenu de la perception est corrélé à une ontologie qualitative, une phénoménologie, du monde naturel. Le problème est par conséquent : i) d'ancrer le langage naturel dans cette ontologie qualitative, et ii) d'en effectuer une description mathématique précise. Ce programme de recherche — qui est partie intégrante de celui de la morpho dynamique — s'accorde avec les nouveaux courants de la linguistique cognitive. Par exemple, il admet avec Ray Jackendoff qu'il existe une structure conceptuelle, c'est-à-dire un niveau cognitif profond de représentation où la perception, l'action et le langage deviennent compatibles. Cette structure conceptuelle transforme le monde physique en un monde « projeté » — en un monde phénoménologique morphologi quement structuré — relevant d'une ontologie qualitative 6. Une des principales conséquences du fait que la langue naturelle se trouve enracinée dans une telle base morphologique est, en ce qui concerne les structures syntaxiques, l'hypothèse localiste. L'hypothèse localiste — qui se trouve au cœur de la partie syntaxique du programme de recherche de la sémio-linguistique morphodyna mique — affirme que les relations de position (tant statiques que dynamiques) pouvant exister entre des domaines locaux de l'espace-temps jouent le rôle d'archétypes — de schemes de base — pour les structures syntaxiques 7. Nous rencontrons la même idée chez Ray Jackendoff lorsqu'il affirme, suivant Gruber, que « in any semantic field of [EVENTS] and [STATES] the principal event-, state-, path- and place-functions are a subset of those used for analysis of spatial location and motion » 8. Le point de vue morphodynamique s'accorde aussi avec Leonard Talmy sur le fait que les classes grammaticales fermées (telles que les prépositions, les auxiliaires modaux, les relations grammaticales, etc.) spécifient des contenus sémantiques, d'une 5. Ces problèmes sont même si peu linguistiques en apparence qu'il faudrait forger un néologisme pour parler des bases cognitives du langage. L'écart est aussi grand entre ces bases et uploads/Philosophie/ petitot-jean-syntaxe-topologique-et-grammaire-cognitive.pdf
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- Publié le Dec 31, 2021
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