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Navigation – Plan du site Variations Revue internationale de théorie critique Chercher Sommaire - Document précédent - Document suivant 16 | 2012 : Tahrir is here ! Prolonger Abensour : la désobéissance civile comme modalité de l'utopie Manuel Cervera-Marzal Plan | Notes de la rédaction | Texte | Notes | Citation | Auteur Plan A. Nouvel esprit utopique et émancipation moderne B. La désobéissance civile comme modalité de la conversion utopique 1. De la servitude volontaire à la désobéissance civile (a) La servitude volontaire (b) La désobéissance émancipatrice (c) L'auto-émancipation du peuple (d) Lutter contre un système 2. Le malencontre comme « inversion utopique » C. La désobéissance civile comme arme de l'utopie 1. L'éveil utopique 2. Le satyagraha ou l' éveil des consciences par la souffrance innocente Haut de page Notes de la rédaction Première publication sur www.theoriecritique.com, « Tahrir is here ! », 16 janvier 2012, pp. 114- 138 Texte intégral PDF Signaler ce document Recherch http://variations.re  1 L'intérêt d'un penseur réside selon nous moins dans ce qu'il nous dit explicitement que dans ce que (...) 1Nous souhaiterions ici examiner la relation entre désobéissance civile et utopie, en prolongeant les analyses de Miguel Abensour sur cette dernière notion1. Au niveau théorique, aucune connexion n'émerge de prime abord. Au niveau historique, cependant, il est remarquable que les désobéissants comptent parmi les plus productifs créateurs d'utopie. Gandhi le premier élabora, sous l'appellation de swaraj, un projet d'organisation du pouvoir où il serait réparti à la fois de bas en haut et du centre vers la périphérie, à la manière de cercles océaniques. La propension des désobéissants à l'utopie ne doit pas manquer de nous interroger. De même, le récent regain d'intérêt pour les pratiques désobéissantes et, simultanément, la réactivation de la notion d'utopie (à travers, notamment, le slogan altermondialiste d'un « autre monde possible ») sont peut-être davantage qu'une simple coïncidence. Nous faisons l'hypothèse que cette congruence socio- historique trouve son origine dans une affinité élective entre la désobéissance civile et l'utopie. Mieux encore, nous soutenons que la désobéissance civile constitue une modalité de la conversion utopique, une effectuation des potentialités émancipatrices et révolutionnaires de l'utopie, une « arme » de l'utopie contre l'ordre établi. 2Pour démontrer cette hypothèse, il convient de procéder en trois temps. En nous référant aux travaux de Miguel Abensour, nous commencerons par présenter la notion d'utopie et par montrer en quoi elle constitue le nœud de la question de l'émancipation moderne (A/). Nous serons alors en mesure de traduire la désobéissance civile dans un langage philosophique, en vue de la redéfinir comme une modalité nouvelle – aux côtés de l'époché phénoménologique et de l'image dialectique – de la conversion utopique (B/). Une seconde option, non exclusive de la précédente, sera d'envisager la désobéissance comme une « arme » de l'utopie (C/), en désignant par là l'ensemble des pratiques susceptibles d'éveiller les esprits endormis à « l'expression imaginative d'un monde nouveau ». A. Nouvel esprit utopique et émancipation moderne  2 GUERIN, Daniel, L'anarchisme, Gallimard, 1981, Paris, p. 59. Prenant le contrepied de Guérin, Eduar (...) 3Dans le langage ordinaire, l'utopie n'augure rien de bon. On s'en méfie ou on en rit. Au mieux impossible, au pire dangereuse, elle a acquis une connotation exclusivement négative. Régulièrement prise pour bouc-émissaire, l'utopie porterait en germe la domination totalitaire. Du projet d'homme nouveau au goulag, le chemin est tout tracé, répètent les libéraux. De leur côté, les libertaires, pourtant si souvent taxés d'utopistes, n'en sont pas moins sévères à l'égard de l'utopie : bien qu'orienté vers la construction d'une société nouvelle, « l'anarchisme n'est pas utopique ! »2, assène Daniel Guérin. C'est ainsi l'ensemble du spectre politique qui, d'un commun accord, voue l'utopie aux gémonies.  3 Année de soutenance de sa thèse d'Etat, Les Formes de l'utopie socialiste-communiste : essai sur le (...)  4 ABENSOUR, Miguel, L'homme est un animal utopique, p. 93  5 Ibid. 4Faut-il en conclure à un rejet définitif de l'utopie ? Dans le désert, une voix résiste, qui nous rappelle que l'évidente condamnation des totalitarismes n'est en aucune évidence assimilable à la condamnation des utopies. Depuis 1973, Miguel Abensour dénonce inlassablement cette identification hâtive et abusive entre utopie et totalitarisme3. La présupposition implicite de cette accusation réside dans l'idée erronée que l'utopie promouvrait l'avènement d'une société réconciliée et transparente à elle-même. « Or, c'est bien mal connaître l'utopie, car dans la diversité de ses traditions, on peut rencontrer des utopies où est soigneusement préservée la pluralité de la condition humaine, au point de conjurer le fantasme de la société homogène, chez Fourier par exemple »4. Une analyse de l'idéologie national-socialiste ou de la politique stalinienne nous informe par ailleurs que les totalitarismes au pouvoir se sont empressés de liquider toutes idées – sur l'émancipation sexuelle ou l'éducation des enfants – qui pouvaient avoir un parfum d'utopie. Ainsi, Miguel Abensour renverse l'accusation, affirmant, sentencieux : « quand l'utopie décroît, le totalitarisme croît »5. Sa pensée sur ce point est en fait plus complexe. Mais, avant d'y revenir, arrêtons-nous sur l'origine et la définition de l'utopie.  6 Ibid., p. 8 5Inventé par Thomas More dans l'ouvrage éponyme publié en 1516 à Louvain, le terme d'« utopie » désigne, en grec, le « nulle part », l'autre lieu qui n'est dans aucun lieu, l'ailleurs non identifié, « in-situable » ni dans le temps ni dans l'espace. L'utopie, chez More, a une fonction éminemment critique. Il s'agit de dénoncer l'état des choses existant dans l'Angleterre d'Henri VIII (corruption, désordre, schisme anglican), au nom d'une cité imaginaire organisée selon les principes de la raison et les exigences de la liberté. Prolongeant la réflexion de l'ami d'Erasme, Miguel Abensour définit l'utopie comme cette disposition qui grâce à un exercice de l'imagination ne redoute pas, dans une société donnée, d'en transcender les limites et de concevoir ce qui est différent, le tout autre social6. Demandons-nous, par exemple, en quoi pourrait consister l'utopie des intouchables indiens ? Le tout autre social ne serait pas tant le renversement de l'ordre actuel – la soumission des brahmanes aux intouchables – que l'anéantissement pur et simple de sa logique hiérarchique – une société délivrée de l'archaïque système des castes. Autre exemple, l'utopie des sujets d'un Etat de droit pourrait résider dans l'avènement d'un monde où la loi ne serait plus fondée sur la contrainte physique mais sur la liberté de ceux à qui elle est destinée.  7 Ibid., p. 199  8 Ibid., p. 212 6Nous avons vu plus haut comment Miguel Abensour, exaspéré par l'empressement des pourfendeurs de l'utopie, a pu formuler un rapport de proportionnalité inversé entre utopie et totalitarisme. Sa position est en réalité plus nuancée et plus complexe. Il convient de prendre en compte, avec tout le sérieux du monde, les critiques adressées par les adversaires de l'utopie. Une valorisation a-critique de l'utopie n'a en effet pas lieu d'être. Ainsi, « l'utopie ne saurait être, par volontarisme, d'emblée dissociée de la question du totalitarisme »7. Il s'agit en quelque sorte d'accepter le dicton selon lequel « il n'y a pas de fumée sans feu ». Si certains ont déployé tant d'énergie contre l'utopie, on ne peut écarter d'un revers de la main l'ensemble de leurs réflexions. Par souci d'honnêteté intellectuelle, et par volonté de prévenir l'utopie de ses éventuelles dérives, il nous faut étudier les griefs qui lui ont été adressés. Car l'enjeu présent est précisément de prendre conscience que l'utopie peut fonctionner contre elle même. Elle porte en elle un risque d'autodestruction que nous ne devons aucunement nier. Miguel Abensour dénonçait le dénigrement systématique de l'utopie. Il faut éviter l'écueil opposé, à savoir un dogmatisme unilatéralement favorable à l'utopie. L'analyse doit procéder sans désenchantement, qui conduit à proclamer la fin de l'utopie, mais sans naïveté, qui conduit à des louanges aveugles. S'inspirant de l'école de Francfort, Abensour a défini d'une heureuse formule la « stratégie » à mettre en place : arracher aux ennemis de l'utopie les arguments contre l'utopie, pour les mettre au service de l'utopie8. 7L'utopie n'est donc pas exempte de tout danger ; ce qui nous empêche de la dissocier trop rapidement de la question du totalitarisme. Mais, puisqu'utopie et totalitarisme ont donc un lien (qui n'est nullement de nature nécessaire), pourquoi ne pas, tout simplement, abandonner l'utopie aux oubliettes de la philosophie politique ? Elle n'est certes pas le mal absolu, mais le simple fait qu'elle entretienne avec lui une relation, même ténue, pourrait nous conduire à vouloir rompre avec elle. Pourtant, cette voie n'est pas celle empruntée par Miguel Abensour. Pourquoi ? Pour la raison toute simple que l'utopie est au centre du projet d'émancipation humaine. Le fait que l'émancipation moderne s'abreuve à la source de l'utopie nous enjoint de ne pas délaisser cette source mais bien plutôt de la purifier des bactéries totalitaires qui risquent toujours de germer en elle. « N'ayez pas peur, répète l'utopie. Ne fuyez pas. Purgez le mal qui est en moi car sans moi vous n'êtes rien ». Dès que l'on considère que la uploads/Philosophie/ desobeissance-civile-et-utopie.pdf

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