Bulletin de Ia SodeteAmericaine de Philosophie de Langue Franfaise Volume 15, N
Bulletin de Ia SodeteAmericaine de Philosophie de Langue Franfaise Volume 15, Number 1, Spring 2005 Deleuze et les Stoiciens: une logique de l'evenetnent Sean Bowden Nous savons que, pour Deleuze, et bien qu'il soit ontologiquement anterieur aux « choses », l'evenement est avant tout un probleme pour la pensee. Des les premieres pages de Logique du sens, Deleuze nous presente une serie de « paradoxes evenementiels » auxquels, comme une sorte de toile de fond, toutes les caracterisations positives de la nature des evenements qu'il avance apparaitront comme des reponses dotees de sens.1 Qui plus est, nous savons que Deleuze fait appel ala philosophie des Stolciens, parmi d'autres, afin de formuler cette ontologie - voire cette problematologie - des evenements. Malheureusement pourtant, la nature de cet «appel» specifique n'a pas encore re~udans lalitteraturel'attentionqu'ilmente. Parconsequent, cet essai pretend viser deux objectifs. Tout d'abord, il s'agira d'elaborer brievement ce qui nous semble etre les paradoxes evenementiels les plus pertinents dans Logiquedu sens. En secondlieu, il s'agira d'examiner et d'expliquer ce que Deleuze retire des Stolciens en reponse aces paradoxes. Ainsi, nous allons suivre la signification de la distinction ontologique que font les Stolciens entre les corps et les evenements et, par la suite, examiner comment cette distinction fonctionne dans les differentes parties de leur philosophie: physique, logique et ethique. Cette derniere etape sera necessaire car Deleuze s'inspire precisement des Stolciens lorsqu'il affirme que le statut particulier ontologique de l'evenement implique une certaine ethique coextensive avec rEtte (la DELEUZE ET LES STOICIENS Nature) et la pensee, c'est-a-dire coextensive avec un certain «usage vivant » des representations logiques face au probleme du devenir. * Pour commencer, reconstituons la problematique de Deleuze dans Logiquedu sens. TI faut dire tout d'abord qu'une notion d'evenement est necessaire pour parler d'un changement dans un etat de choses, c'est-a-dire pour exprimer le passage d'un etat determine a un autre. Etant donne que les choses changent et deviennent, il faut avoir une notiond'evenementpourparlerd'unavant etd'un apres le changement, si petit soit-il. C'est parce que cet avant et cet apres devraient toujours ette tous les deux10giquementposteneu13"a un evenement ou aundevenir que 1'0n pourra dire qu'il a eu lieue Un evenement est un changement par lequel se constitue un nouveau present, et par lequel un ancien present se constitue comme passe.2D'apres Ja premiere serie de Logique du sens, par exemple, on ne peut pas etre plus grand qu'auparavant sans supposer un evenement de «grandir », quelle que soit l'ampleur de ce changement. Le probleme, toutefois, est que l'evenement lui-meme, comme anterieur aux etats de choses, al'avant eta l'apres qu'il constitue, n'a pas d'identite assignable. En effet, il met les deux etats l'un dans l'autte, ou plutot il exprime la simultaneitede leur constitution, et dans Ja mesure Oll il est quelque chose, un devenir par exemple, il ne peut « etre » en lui-meme que l'identite infinie de ces deux etats differents (LS, 9-12). Etant en lui-meme contradictoire, il n'est donc pas. C'est ainsi que, selonl'exemple de Deleuze, l'evenement«grandir », exprime dans la proposition «Allee grandit », implique a Ja fois un devenir plus grand qu'auparavant, et un devenir plus petit que maintenant (LS, 9). Ou considerons un evenement comme « tuer lentement par empoisonnement »: il implique que le meurtte a lieu au meme instant que Ja mort, ou encore que le meurtre est cause de Ja mort autant que Ja mott est cause du meurtte. Sans la mort, il n'y a pas de meurtre, bien que le meurtte soit cause de la mort. Encore une fois pourtant, on ne sortira pas de ce probleme en distinguant les moments temporeis differents, car ces moments, en tant que differents les uns des autres, doivent se constituer ouette differencies par l'evenement meme.3 Pour autant donc que l'evenement est « en cours », il defait ou differe toute determination. C'estle paradoxe du pur devenir selon lequelles choses ne se succedent plus dans un ordre universellineaire, et al'interieur duquel il est impossible d'assigner des identites fixes (LS, 9-12). 73 SEANBOWDEN Mais, en revanche, un evenement n'est aussi qu'un eJfet, pour ainsi dire, de ces deux etats de choses que l'evenementalafois determine et met l'un clans l'autre, en ce sens qu'ils fixent, comme individualises, les limites de l'evenement: son commencement et sa fin par exemple (LS, 10-11). On ne pourraitparlerd'un evenementconeretde «grandir » sans parler aussi d'un « avoir ete plus petit» assignable et d'un « etre maintenant plus grand qu'auparavant »mesurable. Afin de determiner alors l'evenement, est-il possible de le ramener a un etat de choses original, une «image »de l'eternite oud'un ordre universe~dont chaque evenement et donc chaque etat de choses serait logiquement l'effet ou l'expression partielle mais assignable? Non plus, semble-t-il, car toute tentative d'etablir cette «image» nous ramene au paradoxe dont on voulait s'extraire, c'est-a-dire a l'evenement de son etablissement: soit objectivement, pourautant que tout commencement, toute fondation, doit impliquerun avant etun apres; soit subjeetivement, puisque dire ce qu'es! enfinl'evenementsupposeaussiladeterminationde ce qu'estl'evenement dire.4 Reste donc toujours l'evenement paradoxal: ontologiquement necessaire et pourtant contradictoire en lui-meme; avance a la fois comme «cause » et comme «effet» des etats de choses; toujours suppose mais dont la determination est infiniment differee. Qu'esl-ce que cetevenement? Comme Michel Foucaultl'a ecrit, afin de considerer cet evenement, on doit d'abord lui donner une base metaphysique.5 Mais il faut avoir une ontologie structuree tout afait differemment de celle qui depend de l'affirmation d'un ordre fixe et etemel auquelle langagedes evenements peutcorrespondre,ou qui sert, dans sonidentite supposee, de mediateur pour ce langage. Et c'est des Stolciens que Deleuze prendles premiers elements de cette ontologie: premierement, la distinction qu'ils font dans leur ontologie entre les corps et les evenements «incorporels », tous les deux etantobjectivement« quelque chose »; et deuxiemement, un certain relais de rapports-physiques, logiques et ethique~ntreles corps et les evenements qui pretend etablirune systematicite complete etvivante, egale d'une certaine fac;on al'evenement du kosmos ou au tout lui-meme. Notre clche principale ici est alors d'examiner ce que Deleuze retire des Stolciens. Nous allons suivre un ordre systematique d'explication. Nous allons resumer le systeme stolcien de maniere a en rendre claire la lecture deleuzienne qui n'apparait que dans une forme fragmentee et discontinue clans Logique du sens. Dans cette elaboration, nous allons nous referer aux sources stolciennes, a plusieurs 74 DELEUZE ET LES SToIcIENS commentateurs y compris Victor Goldschmidt et Michael Frede, et enfin, pour les expliquer et les situer dans leur contexte, aux gloses souvent breves de Deleuze. Munis de ce resume, nous serons alors capable de montrer precisement de quelle maniere les Stoiciens fournissent aDeleuze des reponses aux paradoxes de l'evenement tels que nous les avons vus ci-dessus, bien que, finalement, Deleuze depasse la solution stoicienne. Cette dissertation constitue donc non seulement une etude d'histoire de la philosophie, mais encore fera partie de I'ensemble d'etudes sur Deleuze, dans la mesure OU elle vise a expliquer ce que Deleuze emprunte aux Stolciens et pourquoi, a la lumiere du systeme stolcien etaussi des preoccupations philosophiques deDeleuze. Notons pourtant que, dans une dissertation assez breve, nous ne pouvons apporter toutes les precisions qui seraient necessaires a une etude detaillee des sources stoiciennes. Nous ttaitons donc le corpus stolcien comme un ensemble, coherent dans ses grandes lignes, tout en reconnaissant que cela constitue peut-etre un abus. Ontologie stoicienne Comme l'expli<tue Deleuze, le terme le plus haut dans l'ontologie stoIcienne n'est pas rEtte, mais Quelque chose, ti, qui subsume, d'une part, les corps individuels qui seuls sont les ettes reels et existants; et d'autte part, les incorporels qui subsistent, etantobjectivemel1t«quelque chose », mais n'existent pas du tout (LS, 16).6 Les « universaux », toutefois, n'ont pas de place parmi les « quelque choses »: ils ne sont que de purs «phantasmes », et n'existent ni ne subsistent.7 Un corps, pour les StoIciens, est ce qui peut agir ou patir, et tout corps a comme source deux principes eternels qui sont eux-memes des corps: la matiere passive et le Dieu actif dans cette matiere (<< feu artiste »ou logos). Ensemble, ils formentun tout, le kosmosou le monde.8 Peuplent ce monde des corps de toutes sortes. L'fune est un corps, par exemple, car elle peut occasionner la souffrance du corps avec lequel elle interagit,lorsqu'elle eprouve de la crainte par exemple.9 Les qualites comme la sagesse ou les vertus sont des corps, ou des etats complexes physiques, car leur possession suscite un certain effet. La possession de la sagesse, par exemple, rend celui qui la possede « sage ».10 Et tous les corps sont unifies et se developpent, les uns metes totalement avec les autres tout en conservantleurs substances propres,parun« souffle » divin ou un mouvement tensionnel qui penette et traverse l'univers tout entier, etqui determine, d'une conflagrationaune autre, tout corps, 75 SEANBOWDEN leurs manieres d'etre et les etats de choses correspondants.11 Ainsi, le souffle divin ou l'activite de Dieu est la cause sustentatrice de tout individu dans une sympathie universelle, le destin ou le presentexistant cosmique, ou les corps, suivant leurs propres natures ou tensions, sont des causes les uns pour les autres de tout ce qui se passe uploads/Philosophie/ deuleuze-et-les-stoiciens.pdf
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- Publié le Jul 20, 2022
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