Du concept de travail vers celui d'énergie : L'apport de Thomson Muriel Guedj D

Du concept de travail vers celui d'énergie : L'apport de Thomson Muriel Guedj Dans Revue d'histoire des sciences 2006/1 (Tome 59), pages 29 à 50 Article ’émergence historique du principe de conservation de l’énergie totale [1] présente quelques points encore non élucidés et cet article est consacré à l’examen de l’un d’entre eux. Les historiens ont avancé plusieurs éléments afin de justifier l’élaboration du principe, sans qu’il ne soit véritablement possible de séparer ces éléments, ni d’analyser précisément le rôle à attribuer à chacun d’eux. Parmi les principaux éléments, il convient de citer notamment les processus de conversion, la théorie cinétique de la chaleur, l’intérêt porté par les ingénieurs aux machines, la progression de la Naturphilosophie (dont un des objectifs est la recherche d’un principe unificateur commun à tous les phénomènes naturels [2], ainsi que l’idée selon laquelle tous les phénomènes physiques peuvent se ramener à une mécanique conservative [3]. Des liens souvent étroits unissent ces éléments en un vaste réseau dont certains maillages ont été éclairés. Par exemple, Thomas Kuhn qualifie de « simultanée » la découverte du principe de conservation de l’énergie en soulignant que plusieurs auteurs [4] parviennent, sur une même période, indépendamment les uns des autres et de façon différente, à dégager les composantes essentielles du principe. Or William Thomson ne figure pas dans cette liste. En effet, ses travaux relatifs à l’énergie sont le plus souvent analysés par les historiens en regard de ceux de Sadi Carnot, James P. Joule ou Rudolf E. Clausius. 1 L Dans la préface à son ouvrage Les Principes mathématiques de la philosophie naturelle [5], Isaac Newton indique que l’objet de la philosophie consiste à ramener tous les phénomènes physiques à l’action de forces attractives ou répulsives. C’est dans la même démarche que s’inscrit Pierre-Simon de Laplace lorsqu’il entreprend de réduire l’étude de tous les phénomènes physiques à celle des forces centrales inversement proportionnelles au carré de la distance séparant les masses, ces 2 dernières pouvant être considérées comme des points matériels. Si les phénomènes célestes résultent de la gravitation universelle et se justifient à l’aide de forces attractives, Laplace précise que ce sont des forces répulsives qui interviennent lorsque les distances mises en jeu deviennent très faibles, les atomes tenant alors lieu d’astres pour l’infiniment petit. Ainsi, contrairement au modèle newtonien, les atomes de Laplace ne peuvent entrer en collision et, dans cette configuration, le mouvement total, exprimé par la force vive [6], se conserve. Avec son Traité de mécanique analytique (Paris, 1788), Joseph-Louis de Lagrange marque l’un des temps forts de l’histoire de la mécanique. Ainsi, en se basant sur le principe de d’Alembert, selon lequel toute étude du mouvement peut se réduire à un problème d’équilibre, il fait le choix de ramener l’étude de la dynamique à la statique. Cette approche constitue le point culminant d’une théorie physique unifiée grâce à la mécanique [7]. 3 Denis Poisson, en développant une Théorie mécanique de la chaleur (Paris, 1835), fait partie des héritiers français de Laplace. Sa méthode pour l’obtention de l’équation de la conduction de la chaleur nécessite d’élaborer un modèle complexe et spéculatif rendant compte des relations entre le calorique et les molécules du solide. L’équation obtenue rend compte de méthodes mathématiques rigoureuses mais laborieuses [8]. 4 Ensuite, en se démarquant nettement de la physique des forces centrales, l’approche de Joseph Fourier contraste avec les précédentes. Ce dernier traite le phénomène de la conduction de la chaleur comme s’il s’agissait d’un flux continu et ne s’interroge donc pas sur la nature physique de la chaleur. En accord avec Laplace, Fourier privilégie l’analyse mathématique, mais contrairement à lui, son approche exclut tout modèle microscopique : « This theory of heat was essentially macroscopic, geometrical and practical [9]. » 5 La révolution industrielle de la fin du xviii siècle et du début du xix siècle est à l’origine d’une mutation profonde qui correspond notamment à l’utilisation de la puissance des machines à vapeur ainsi qu’à la progression de la mécanisation dans de nombreuses industries (métallurgies, transport, textile…). Cette mutation résultant d’importantes modifications techniques repose sur une réorganisation de l’enseignement scientifique et technologique. Ainsi aux écoles créées sous l’Ancien Régime, l’École des ponts et chaussées (1747), l’École des mines (1783)… succèdent l’École polytechnique (1794), le Conservatoire national des arts et métiers (1794), l’École centrale (1829)… C’est dans un tel cadre qu’il convient de prendre en compte l’importance des travaux des « ingénieurs théoriciens », dont Henri Navier, Gustave G. Coriolis et Jean-Victor Poncelet sont des représentants. Ainsi, après Gaspard Monge et Jean-Nicolas-Pierre Hachette, qui sont à l’origine d’un cours à l’École polytechnique concernant la théorie des machines, Navier, Coriolis et Poncelet, tous anciens étudiants de l’École polytechnique, influencent la mécanique par leurs enseignements au sein des grandes écoles et par le nombre important de traités et de cours publiés [10]. 6 e e Le développement de cette ingénierie théorique renforce le changement d’orientation pris par rapport à la physique des forces centrales. 7 Ainsi, Lazare Carnot, dans son Essai sur les machines en général (Bâle, 1797), souligne déjà l’intérêt du concept de travail par rapport à celui de force ; le travail mesurant directement l’effet obtenu par une machine. Cependant, chez cet auteur, le travail n’apparaît pas encore comme un concept indépendant, la conservation de la force vive (exprimée par mv ) jouant le rôle principal. Les écrits de Navier, Coriolis et Poncelet confirment ce glissement de la force vers le travail : la force vive est définie comme le travail accompli et l’équation entre ces grandeurs est explicitement formulée [11]. Cette génération d’ingénieurs théoriciens français plus concernés par l’établissement d’une théorie pratique et générale des machines que par la mécanique rationnelle, oriente davantage ses travaux vers la physique mathématique de Fourier plutôt que vers la force abstraite de Laplace. 8 2 La physique des forces centrales subit d’autres ébranlements. 9 L’approche de la formulation du second principe de la thermodynamique [12] contenu dans Les Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance [13] de Sadi Carnot ainsi que la destruction de la théorie du calorique apparaissent comme des éléments non réductibles aux lois de la mécanique classique. 10 La réception des travaux de Carnot et le développement d’une physique du travail en Grande-Bretagne s’appréhendent également dans un contexte industriel [14]. Il convient de résoudre les questions de rentabilité des machines en appréhendant les principes physiques généraux qui régissent le fonctionnement de ces dernières. En Grande-Bretagne comme en France, les cours de mécanique pour l’ingénieur se développent et les publications de traités se multiplient. 11 « Between Isaac Newton and Albert Einstein no development in physics is more significant than the replacement of the concept of force by the concept of work [15]. » Ce glissement du concept de force vers celui de travail résulte du développement et de la professionnalisation des ingénieurs théoriciens qui trouvent avec le travail un concept rendant compte de ce que produit réellement une machine. Par ailleurs, l’égalité qui lie le travail à la force vive [16] permet une écriture formelle du travail qui devient alors un concept central. 12 Smith [17] souligne la diversité des termes existant pour désigner le travail et il cite un certain nombre d’auteurs français, anglais ou allemands qui utilisent ce concept. Ainsi, William Whewell adopte le terme de « labouring force », Lewis Gordon celui de « mechanical effect », traduction selon Smith de l’allemand « mechanische Wirkung » ; James Watt utilise le terme « effect », John Smeaton « mechanical effect », Gustave- Gaspard Coriolis « quantité de travail » et Jean-Victor Poncelet « travail mécanique ». 13 La distinction entre le travail et l’effet mécanique Smith indique que cette approche diversifiée du concept de travail séduit Thomson tout autant concerné par les aspects pratiques que théoriques. Il note que ce dernier emprunte dans un premier temps à Gordon [18] l’expression mechanical effect pour désigner le travail avant d’employer plus systématiquement le terme d’énergie [19]. 14 Si l’utilisation du concept de travail [20] se généralise au détriment du concept de force et constitue une étape majeure vers la formulation du principe de la conservation de l’énergie, l’étape qui mène du travail vers l’énergie est négligée par les auteurs. Smith, qui commente succinctement cette étape, semble indiquer que seule une question de vocabulaire est à l’origine du choix [21] de Thomson. 15 C’est un cheminement un peu différent que suit Thomas Kuhn lorsqu’il prétend à propos de « la disponibilité des processus de conversion » : « Nous avons là le concept de convertibilité universelle entre puissances naturelles ; il n’est pas, soyons clairs, identique à la notion de conservation. Mais la plupart des étapes restantes s’avèrent petites et assez évidentes [22]. » Kuhn illustre son propos à l’aide d’exemples de conversion qui mettent en jeu des phénomènes chimiques, thermiques, électriques, magnétiques, optiques… visant ici à souligner la portée générale de ces conversions [23]. En notant que ces échanges s’expriment tous à l’aide du concept de travail, afin d’apporter un uploads/Philosophie/ du-concept-de-travail-vers-celui-d-x27-energie-l-x27-apport-de-thomson-cairn-info.pdf

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