PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD Mon enfant, n’attendez de moi ni des disc
PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD Mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements. Je ne suis pas un grand philosophe, & je me soucie peu de l’être. Mais j’ai quelquefois du bon sens, & j’aime toujours la vérité. je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon cœur. Consultez le vôtre durant mon discours ; c’est tout’ce que je vous demande. Si je me trompe, c’est de bonne foi ; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée à crime : quand vous vous tromperiez de même, il y auroit peu de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, & nous avons le même intérêt à l’écouter ; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi ? Je suis né pauvre & paysan, destiné par mon état à cultiver la terre ; mais on crut plus beau que j’apprisse à gagner mon pain dans le métier de prêtre, & on trouva le moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui étoit bon, véritable, utile, mais ce qu’il fallait savoir pour être ordonné. J’appris ce qu’on vouloit que j’apprisse, je dis ce qu’on vouloit que je disse, je m’engageai comme on voulut, & je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas homme j’avois promis plus que je ne pouvois tenir. On nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés ; cependant, je sais par mon expérience qu’elle s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce qu’elle nous prescrit. Ô bon jeune homme, elle n’a rien dit encore à vos sens : vivez longtemps dans l’état heureux où sa voix est celle de l’innocence. Souvenez-vous qu’on l’offense encore plus quand on la prévient que quand on la combat ; il faut commencer par apprendre à résister pour savoir quand on peut céder sans crime. Dès ma jeunesse j’ai respecté le mariage comme la première & la plus sainte institution de la nature. M’étant ôté le droit de m’y soumettre, je résolus de ne le point profaner car, malgré mes classes & mes études, ayant toujours mené une vie uniforme & simple, j’avois conservé dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives : les maximes du monde ne les avoient point obscurcies, & ma pauvreté m’éloignoit des tentations qui dictent les sophismes du vice. Cette résolution fut précisément ce qui me perdit ; mon respect pour le lit d’autrui laissa mes fautes à découvert. Il fallut expier le scandale : arrêté, interdit, chassé, je fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon incontinence ; & j’eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce fut accompagnée, qu’il ne faut souvent qu’aggraver a faute pour échapper au châtiment. Peu d’expériences pareilles mènent loin un esprit réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser les idées que j’avois du juste, de l’honnête, & de tous les devoirs de l’homme, je perdois chaque jour quelqu’une des opinions que j’avais reçues ; celles qui me restoient ne suffisant plus pour faire ensemble un corps qui pût se soutenir par lui-même, je sentis peu à peu s’obscurcir dans mon esprit l’évidence des principes, &, réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins au même point où vous êtes ; avec cette différence, que mon incrédulité, fruit tardif d’un âge plus mur, s’étoit formée avec plus de peine, & devoit être plus difficile à détruire. J’étois dans ces dispositions d’incertitude & de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état est peu fait pour durer, il est inquiétant & pénible ; il n’y a que l’intérêt du vice ou la paresse de l’âme qui nous y laisse. Je n’avais point le cœur assez corrompu pour m’y plaire ; & rien ne conserve mieux l’habitude de réfléchir e d’être plus content de soi que de sa fortune. Je méditois donc sur le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, & livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide qu’un pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route, & qui ne sait ni d’où il vient ni où il va. Je me disois : J’aime la vérité, je la cherche, & ne puis la reconnaître ; qu’on me la montre & j’y demeure attaché : pourquoi faut-il qu’elle se dérobe a l’empressement d’un cœur fait pour l’adorer ? Quoique j’aie souvent éprouvé de plus grands maux, je n’ai jamais mené une vie aussi constamment désagréable que dans ces tems de trouble & d’anxiétés, où, sans cesse errant de doute en doute, je ne rapportois de mes longues méditations qu’incertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon être & sur la règle de mes devoirs. Comment peut-on être sceptique par système & de bonne foi ? je ne saurois le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de connoître est un état trop violent pour l’esprit humain : il n’y résiste pas longtemps ; il se décide malgré lui de manière ou d’autre, & il aime mieux se tromper que ne rien croire. Ce qui redoubloit mon embarras, étoit qu’étant né dans une église qui décide tout, qui ne permet aucun doute, un seul point rejeté, me faisoit rejeter tout le reste, et que l’impossibilité d’admettre tant de décisions absurdes me détachoit aussi de celles qui ne l’étoient pas. En me disant : Croyez tout, on m’empêchoit de rien croire, & je ne savois plus où m’arrêter. Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j’examinai leurs diverses opinions ; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres ; & ce point commun à tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons, ils n’en ont que pour détruire ; si vous comptez les voies, chacun est réduit à la sienne ; ils ne s’accordent que pour disputer ; les écouter n’étoit pas le moyen de sortir de mon incertitude. Je conçus que l’insuffisance de l’esprit humain est la première cause de cette prodigieuse diversité de sentiments, & que l’orgueil est la seconde. Nous n’avons point la mesure de cette machine immense, nous n’en pouvons calculer les rapports ; nous n’en connaissons ni les premières lois ni la cause finale ; nous nous ignorons nous-mêmes ; nous ne connaissons ni notre nature ni notre principe actif ; à peine savons-nous si l’homme est un être simple ou compose : des mystères impénétrables nous environnent de toutes parts ; ils sont au-dessus de la région sensible ; pour les percer nous croyons avoir de l’intelligence, & nous n’avons que de l’imagination. Chacun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une route qu’il croit la bonne ; nul ne peut savoir si la sienne mène au but. Cependant nous voulons tout pénétrer, tout connaître. La seule chose que nous ne savons point, est d’ignorer ce que nous ne pouvons savoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hasard, & croire ce qui n’est pas, que d’avouer qu’aucun de nous ne peut voir ce qui est. Petite partie d’un grand tout dont les bornes nous échappent, & que son auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour vouloir décider ce qu’est ce tout en lui-même, & ce que nous sommes par rapport à lui. Quand les philosophes seroient en état de découvrir la vérité, qui d’entre eux prendroit intérêt à elle ? Chacun sait bien que son système n’est pas mieux fondé que les autres ; mais il le soutient parce qu’il est à lui. Il n’y en a pas un seul qui, venant à connoître le vrai & le faux, ne préférât le mensonge qu’il a trouvé à la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperoit pas volontiers le genre humain ? Où est celui qui, dans le secret de son cœur, se propose un autre objet que de se distinguer ? Pourvu qu’il s’élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu’il efface l’éclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus ? L’essentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyants il est athée, chez les athées il seroit croyant. Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut d’apprendre à borner mes recherches à ce qui m’intéressoit immédiatement, à me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, & à ne m’inquiéter, jusqu’au doute, uploads/Philosophie/ emile-ou-de-l-x27-education-iv-profession-de-foi-du-vicaire-savoyard.pdf
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- Publié le Mai 21, 2022
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