Philosophia Scientiæ Travaux d'histoire et de philosophie des sciences 10-1 | 2

Philosophia Scientiæ Travaux d'histoire et de philosophie des sciences 10-1 | 2006 Jerzy Kalinowski : logique et normativité Le raisonnement moral et juridique peut-il être vérifonctionnel ? Jean-Louis Gardies Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/486 DOI : 10.4000/philosophiascientiae.486 ISSN : 1775-4283 Éditeur Éditions Kimé Édition imprimée Date de publication : 1 avril 2006 Pagination : 9-21 ISBN : 2-84174-392-6 ISSN : 1281-2463 Référence électronique Jean-Louis Gardies, « Le raisonnement moral et juridique peut-il être vérifonctionnel ? », Philosophia Scientiæ [En ligne], 10-1 | 2006, mis en ligne le 10 juin 2011, consulté le 16 janvier 2021. URL : http:// journals.openedition.org/philosophiascientiae/486 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ philosophiascientiae.486 Tous droits réservés Le raisonnement moral et juridique peut-il être vérifonctionnel ? Jean-Louis Gardies † Université de Nantes La question de savoir si l’on peut raisonner en termes de vérité dans le domaine moral et juridique n’a d’intérêt que si l’on présuppose déjà que le raisonnement déductif, sous sa forme la plus classique, qui caractérise en particulier son application aux mathématiques, est lui-même vérifonc- tionnel. Une telle présupposition ne me semble pas assez incontestable pour que je puisse me dispenser d’y prêter quelque attention. Il y a en effet moins d’un siècle qu’on a progressivement pris conscience de la vérifonctionnalité de certaines formes au moins du raisonnement déductif. La tradition euclidienne, qui à cet égard a pu très longtemps servir de modèle, se tenait encore obligée de présupposer, à l’origine de ses premières déductions, des axiomes ou notions communes, c’est- à-dire communes à tous les domaines du savoir, indépendamment des postulats, plus particuliers à certains de ces domaines, dont le postu- lat dit souvent des parallèles a fourni le plus classique modèle. De tels axiomes ou postulats n’étaient ainsi caractérisés que parce qu’il était ex- clu qu’on pût en donner d’autre justification que l’évidence au mieux, au pire la convention. Les travaux de certains historiens modernes ont mis en relief qu’Aristote lui-même avait, plus qu’implicitement, adopté, dans sa présentation de cette forme très particulière de calcul des prédicats Philosophia Scientiæ, 10 (1), 2006, 9–21. 10 Jean-Louis Gardies qu’on appelle la logique aristotélicienne, une telle procédure hypothético- déductive. On peut encore retrouver ce type de procédure dans la ma- nière dont les Mégariques et les Stoïciens avaient su présenter la forme de calcul des propositions qu’ils avaient déjà réussi à ébaucher. Frege lui-même et, un certain temps encore, Russell se croiront obligés de reprendre cette forme hypothético-déductive pour y fonder calcul des propositions et calcul des prédicats. Car c’est, semble-t-il, à Wittgenstein qu’il faut attribuer le mérite d’avoir enfin, à la fin de la première guerre mondiale, pleinement perçu le caractère fondamentalement tautologique des thèses du calcul des propositions. Une telle reconnaissance allait en- suite rapidement s’étendre à beaucoup d’autres domaines de la logique, à commencer par le calcul des prédicats du premier ordre. Au fondement syntaxique, dont le mos geometricus de la tradition euclidienne ne pou- vait nullement faire l’économie, allait s’ajouter, du moins pour certaines théories, la possibilité d’un fondement sémantique, dont la table de vérité du calcul des propositions avait fourni le premier modèle. Un ouvrage comme les Grundlagen der Mathematik de D. Hilbert et P. Bernays, entre autres, peut donner une idée de la manière dont s’éla- bore, à travers les différents niveaux du discours, la vérifonctionnalité fondamentale du raisonnement mathématique. Il ne s’agit évidemment pas de prétendre ici que la procédure axiomatique ait de ce fait aujour- d’hui perdu pour elle-même toute justification. Bien au contraire, cette procédure s’avère d’abord indispensable aux systèmes irréductiblement hypothético-déductifs, c’est-à-dire à ceux dont il est reconnu que les bases sont logiquement arbitraires, comme les diverses géométries possibles en proposent les modèles qui nous sont sans doute les plus familiers. En outre, cette procédure présente en tout état de cause l’avantage de per- mettre de regrouper certaines propriétés formelles pour en tirer globale- ment le maximum de conséquences logiques, au lieu de s’obliger à recons- truire celles-ci séparément dans chacun des contextes où la même struc- ture commune peut se retrouver. Enfin les voies syntaxiques ouvertes par le recours à quelque axiomatique peuvent, là surtout où les procé- dures sémantiques correspondantes ne sont pas elles-mêmes décisoires, fournir des moyens d’accès aux thèses recherchées, moyens auxquels il n’y a aucune raison de s’interdire a priori de faire appel. Simplement, ces procédures axiomatiques, si nombreuses et diverses que soient pour le mathématicien les occasions d’y recourir, si indispensables qu’elles lui soient dans la pratique, peuvent dans certains cas n’en demeurer pas moins théoriquement superflues. Qu’on me permette encore une autre remarque préliminaire pour mieux souligner combien l’ouverture du domaine de la rationalité mo- Le raisonnement moral et juridique 11 rale et juridique à des justifications sémantiques était loin d’aller de soi. J’aurai à revenir un peu plus tard sur le fait qu’il faudra attendre le début des années soixante du XXè siècle pour que des auteurs comme Jaakko Hintikka et Saul Kripke songent à étendre de telles caractérisa- tions sémantiques au domaine de la modalité, que Clarence Irving Lewis n’était d’abord parvenu à réintroduire dans une logique post-russellienne que sur des bases axiomatiques. Il est évident qu’un tel accès du domaine modal à une vérifonctionnalité avait des conséquences immédiates pour les modalités déontiques, dont on sait que des auteurs comme G. H. von Wright, G. Kalinowski et O. Becker, quelque dix ans auparavant, avaient renouvelé l’étude, bien que ce fût alors, pour ceux-ci, sur une base qui demeurait encore syntaxique. Or que, pour les initiateurs de la nouvelle logique déontique, la pos- sibilité d’une vérifonctionnalité des propositions normatives ne fût pas chose qui allât immédiatement de soi, éclatait déjà dans le simple fait qu’eux-mêmes, et leurs contemporains à leur suite, ont souvent adopté, ou au moins accepté, une terminologie par laquelle la nouvelle logique du devoir-être recevait précisément la qualification de déontique ; une telle désignation eût été par elle-même assez peu contestable, si elle n’avait été destinée à faire contraste avec celle de la logique dite aléthique, dont l’étymologie déjà suggérait que sa relation à la vérité devait rester le pri- vilège exclusif. Je me propose ici d’examiner les raisons qui pourraient interdire d’étendre au domaine moral et juridique l’exercice de la vé- rifonctionnalité. Celles qui ont été invoquées en ce sens me paraissent d’ordre très différent les unes des autres, si bien que je ne peux que les passer en revue sans autre prétention de ma part que d’être le plus ex- haustif possible. Je tâcherai seulement de procéder à partir des raisons les plus simples en allant vers les plus complexes, la simplicité et la com- plexité étant ici tout autant celles des réponses qu’on peut y apporter que celles des questions elles-mêmes qui auront été soulevées. Je me débarrasse d’abord des difficultés qui tiennent au défaut de distinction des divers niveaux du langage, et que je n’aborderais pas si certains auteurs n’avaient pas cru bon parfois de les évoquer. Les dispositions morales et juridiques ont la propriété commune de s’énoncer dans nos langues vernaculaires. Celles-ci ont généralement, entre autres particularités, celles de ne pas, par elles seules, distinguer explicitement les différents niveaux possibles du discours. Ainsi, alors qu’il est unanimement admis que le genre, tel qu’on entend ce terme, inclut ce qu’on entend par espèce, les juristes acceptent assez classique- ment, par exemple, l’adage : Generi per speciem derogatur, lequel, si on 12 Jean-Louis Gardies le prenait à la lettre, serait exactement contradictoire avec l’inclusion que je viens de mentionner. Cette contradiction apparente ne nous oblige nullement à conclure que nos raisonnements juridiques feraient fides règles les plus élémen- taires d’une logique formelle, comme ici du principe de contradiction. Cet adage selon lequel l’espèce dérogerait au genre, loin de contredire la règle commune, suivant laquelle l’espèce est incluse dans le genre, bien au contraire la présuppose. C’est parce que le discours de la règle elle-même présuppose normalement une telle inclusion que le discours sur l’inter- prétation de la règle oblige ici à admettre que, si l’auteur de la règle se croit tenu de faire état de l’espèce elle-même sans mentionner le genre, c’est qu’il estime que cet apparent cas d’espèce n’entre en rien dans ce genre apparent ; sans quoi, l’auteur de la norme, tenu de s’exprimer au niveau le plus général, n’aurait normalement fait état que du genre. La difficulté tient ici à ce que le langage juridique ne dispose pas de moyens particuliers pour faire distinctement apparaître les différents niveaux du discours, auxquels le juriste est néanmoins souvent obligé de recourir ; ce, à la différence du langage mathématique, ou, pour ne prendre que cet exemple élémentaire dû, comme chacun sait, à l’initia- tive de Descartes, le recours respectif aux premières et aux dernières lettres de l’alphabet à l’intérieur déjà du langage de l’algèbre, suffit à exprimer métalinguistiquement, dans le cas de l’équation, que les quanti- tés désignées sont censées respectivement connues et inconnues, et, dans le cas de la fonction, que la relation des secondes vaut pour une valeur quelconque des premières. Que le juriste ne dispose pas pour sa part de uploads/Philosophie/ philosophiascientiae-486.pdf

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