http://www.horlieu-editions.com contact@horlieu-editions.com Conférence prononc

http://www.horlieu-editions.com contact@horlieu-editions.com Conférence prononcée à Horlieu (Lyon) le 27 mars 1997. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites à l ’ e xclusion de toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l’auteur, le nom du site ou de l’éditeur et la référence électronique du document. Document accessible à l’adresse suivante: horlieu-editions.com/brochures/ zourabichvili-qu-est-ce-qu-un-devenir-pour-gilles-deleuze.pdf © Ayant droit HORLIEU éditions François Zourabichvili Qu’est-ce qu’un devenir, pour Gilles Deleuze ? Conférence prononcée à Horlieu (Lyon) le 27 mars 1997. F rançois Zourabichvili Qu’es t-ce q u’ un dev enir, po ur Gilles Deleuz e ? Fascinant mais difficile, le concept de «devenir» élaboré par Deleuze & Guattari est de ceux qui échappent quand on croit les saisir. Trop de concepts restent sans force, ou le paraissent, faute d’une traversée logique effective toujours remise à demain : on les rabat sur des truismes, en fonction d’affinités pressenties ou reconnues. Nous aimerions pour notre compte être capable d ’e xp oser ce que Deleuze & Guattari pensaient sous le nom de devenir: ce qui suit n’en est que l’esquisse provisoire. Il arrive que le devenir se réduise à un mot d’ordre vulgaire et paradoxalement statique: voir toutes choses en devenir, se vivre soi-même en devenir… La pensée se fige sur cet énoncé censé lui apporter le mouvement, et ce qu’on tenait pour son point culminant ressemble fort à un engourdissement: une stase, une extase, une unique masse logique indifférenciée, uniforme et sans promesses («de la gélatine», aurait dit Anton Tchekhov). Malgré de nombreuses mises en garde, et leur répugnance à parler du devenir en général, Deleuze & Guattari n’ont pu empêcher que faux amis et détracteurs se liguent pour noyer le concept sous les malentendus : fusion m y stique, anthropomorphisme… «Devenir», c’est sans doute d’abord changer: ne plus se comporter ni sentir les choses de la même manière; ne plus faire les mêmes évaluations. Sans doute ne change-t-on pas d’identité: la mémoire demeure, chargée de tout ce qu’on a vécu; le corps vieillit sans métamorphose. Mais «devenir» signifie que les données les plus familières de la vie ont changé de sens, ou que nous n’entretenons plus les mêmes rapports avec les éléments coutumiers de notre existence: l’ensemble est rejoué autrement. Il faut pour cela l’intrusion d’un dehors : on est entré en contact avec autre chose que soi, q u e lque chose nous est arrivé. «Devenir» implique donc en second lieu une rencontre: on ne devient soi-même autre qu’en rapport avec autre chose. L’idée de rencontre est toutefois équi- v oque, et dépend du statut qu’on accorde à ce dehors sans lequel on ne sortirait pas de soi. A la question «que rencontre-t-on?», Deleuze & Guattari apportent une réponse paradoxale (pas des p e r s o n n e s), et d’apparence naïve ou arbitraire (plutôt des animaux ou des paysages, des morceaux de nature). Quant à l’amour, il s’adresserait moins à une personne qu’à l’animation non personnelle qui fait son «charme», et qui enveloppe autre chose qu’elle (un paysage, une atmosphère…)1. «Dehors» s’entend ici en un sens absolu: il ne s’agit pas de ce qui est à l’extérieur de nous. La question n’est évidemment pas d’aimer les animaux plutôt que les hommes (misanthropie, zoophilie); et un voyage, une réception, une visite au jardin zoologique ne suffisent pas par eux- 2 mêmes à procurer des rencontres — à moins que l’extériorité relative (matérielle) des êtres se double d’une extériorité plus radicale, affective et spirituelle. On peut «s’entendre» avec des gens, sur la base d’affinités communes reconnues qui facilitent la conversation; mais autre chose est le contact, à travers les personnes, avec des «signes» qui nous forcent à sentir autrement, à entrer dans un monde d’évaluations inconnues, nous jetant hors de nous-mêmes. L’amour, d’après Deleuze, est de ce type: mélange de joie et d’effroi2. Si l’humain est le semblable ou ce que nous partageons avec les autres (sens dit commun), force est d’admettre qu’on ne rencontre au sens fort que du «non-humain», de l’«inhumain». L’humanité étant ce que chacun a en commun avec les autres, ce n’est pas ce que les gens ont d’humain qui nous déroute. On rencontre quelqu’un pour autant qu’il est lui-même aux prises avec du non-humain, et l’on est soi-même aux prises avec ce non-humain en lui. Si l’on demande maintenant ce qu’il en est du rapport à l’animal, il faut d’abord en souligner l’équivoque: un tel rapport peut être humain. Ainsi, lorsqu’on traite «humainement» un animal, ou un chien comme son enfant ou son conjoint, lorsqu’on identifie toujours un père ou une mère sous l’animal (comme font les psychanalystes). Les animaux ne sont pourtant pas humains entre eux: on ne peut donc échapper à l’idée d’un rapport animal à l’animal, ou d’un rapport animal à l’homme. Ce rapport comporte deux aspects: 1° L’animal comme tel, avant son traitement anthropomorphique, est objectivement saisi par nous comme «quelconque» — un lézard, un oiseau, une girafe. A ce titre, il n’est plus séparable de la "meute" qu’il forme avec ses semblables. (Objecter ici le subjectivisme serait inconséquent, puisque toute rencontre est subjective, et que le problème est celui du rôle de l’extériorité dans la constitution et le devenir de la subjectivité.) Les traits distinctifs de la meute ne sont certaine- ment pas les individus quelconques qui la composent: on ne gagnerait rien à les décrire un à un, puisqu’ils se répètent les uns les autres comme autant de versions du même animal. On ne décrit donc pas la meute comme un visage: la meute est sans figure, elle ne consiste pas dans un agencement déterminé de parties différenciées. Aussi est-elle une « pure multiplicité». Que d i stingue-t-on alors en elle? Des mouvements, des précipitations, des suspens, des changements brusques, des frémissements. Sa différenciation est intensive. Même seul, même isolé, l’animal, parce qu’il est saisi comme quelconque au sein d’une meute virtuelle, est un ensemble d’intensi- tés, valant lui-même pour la meute. L’animal est moins une forme qu’un événement, qu’un é v énement d’événements. Ses parties sont les affects qu’il nous procure, une série d’intensités données ensembles, hasard jeté sans lien logique. Si une rencontre se définit par le rapport à un partenaire-meute, lequel peut-être nous fait devenir nous-mêmes meute, on parlera en ce sens, sans métaphore ni anthropomorphisme, d’une animalité dans l’homme, ou d’un rapport animal de l’homme à son semblable3, et l’on suggèrera que l’inconscient de nos rencontres humaines est travaillé par de l’animalité irréductible. Ordinairement, on s’adresse en effet à l’autre sujet comme à un semblable, un être auquel nous prêtons les mêmes facultés et potentiellement les mêmes intérêts, avec qui dès lors nous pouvons échanger des significations, parce qu’elles sont communes (condition du langage); 2° L’animal est toujours identifiable, sur un plan anatomique, physiologique, éthologique, ou encore symbolique, et il est toujours possible de le réduire à un complexe de significations ou de clichés (le fauve qui sommeille en tout chat, ou son esprit d’indépendance, etc.). Toutefois, on a beau le faire entrer dans la famille, où il prendra sa place et sera pris dans des conflits familiaux, on ne peut empêcher que l’animal renvoie objectivement à des manières de sentir radicalement François Zourabichvili, Qu’est-ce qu’un devenir pour Gilles Deleuze ? 3 autres que les nôtres, insoupçonnées. Dans le rapport avec un animal, nous affirmons forcément un «monde» qui n’est pas le nôtre, des possibilités de vie et des perspectives sur le monde qui nous sont étrangères, et que nous ne pressentons pas sans effroi4. Revenons à la rencontre interhumaine (ou rapport animal à l’homme). Chacun a son intério- rité, de telle sorte qu’on ne peut jamais être sûr, par définition, d’entendre le même son, de voir le même spectacle que son voisin, même si on use des mêmes mots, etc. Le langage assure p r écisément un certain sens commun, une certaine redondance entre les individus, qui permet de reconnaître d’abord en autrui un semblable avec lequel on peut parler (même si les malentendus commencent aussitôt). Mais on n’est pas déconcerté par quelqu’un sans rencontrer en lui un ensemble de traits s i nguliers, intensifs, plutôt que des caractères particuliers qui le distinguent des autres et consti- tuent son «identité» (telles caractéristiques physiques, tels goûts, tels qualités et défauts). On entre alors en rapport avec quelque chose qu’on ne saurait identifier ni reconnaître: là où l’humain tend vers une zone qui ne l’est pas – pure intensité dans les gestes, les inflexions de la voix, tel détail du corps, ou fragilité, ou déséquilibre insaisissable… Ce qu’on appréhende ici n’est plus humain ni animal au sens de caractères spécifiques identifiables: ce sont seulement des rapports de vitesses, des allures et des dispositions dynamiques variables. Et l’on peut dire, sans métaphore, que la personne est saisie comme une meute, ou comme une meute de meutes, qui passent par des états intensifs. Toute rencontre a pour «objet» un être en devenir, non qu’il soit en train de changer, mais ce qu’on capte en lui ne relève pas de caractères identitaires stables. Les couples maudits, disait uploads/Philosophie/ francois-zourabichvili-qu-x27-est-ce-qu-un-devenir-pour-gilles-deleuze.pdf

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