Réflexions critiques 1. LA CONDAMNATION DU STYLE DE KANT Eric Dayre, Université

Réflexions critiques 1. LA CONDAMNATION DU STYLE DE KANT Eric Dayre, Université Paris III THOMAS DE QUINCEY : SUR LE STYLE TRANSCENDANTAL DE KANT German Philosophy, that is, the philosophy of Kant1. Kant a complètement négligé le fait que toute connaissance philosophique a son unique expression dans le langage, non dans des formul es et des nombres. Or c'est ce qui fait qui finalement devait s'affirmer comme décisif. Walter Benjamin 2 Le Style est démêlement des pensées ou des idées réciproquement impliquées et enveloppées les unes dans les autres. Thomas de Quincey 3 Kant est Y avant-garde du grand style. Les jugements de De Quincey affirment cependant avec constance que le style de la prose kantienne est mauvais dans la mesure où il n'est pas sobre. Cela dit hors de la confusion du « sobre » et du « simple » — car le grand style digressif et « chantourné » de De Quincey implique une complexité essentielle : Et, à m'en souvenir, je suis frappé par la vérité du fait qu'un nombre bien plus grand de nos pensées et de nos sentiments les plus profonds passent en nous au travers de combinaisons complexes d'objets concrets, nous sont transmis en tant qu' involutions (s'il m'est permis de forger une telle expression) au cours d'expériences composites impossibles à démêler, qu'il ne nous en vient directement et sous leurs formes proprement abstraites 4. L'insistance de ce jugement outrepasse quelque peu la nécessité de la démonstration d'une conclusion largement acceptée par l'épo que ; et il faut s'attacher à comprendre la logique interne de cette condamnation : (...) il écrivait sa propre langue d'une manière tout à fait grossière ; et certains diraient de manière barbare, (...)mais voilà qui irait trop loin. 1. Letters to a Young man whose education has been neglected, A & C Black, XIII, p. 75, traduit par Sébastien Marot, aux éditions José Corti. 2. W. Benjamin, « La Philosophie qui vient », dans Mythe et Violence ; trad. Gandillac, Denoël, p. 111. 3. De Quincey, Des Mots et Du Style, dans Poésie n° 52. La traduction des textes de De Quincey sur le style, la langue et la rhétorique est en préparation aux éd. José Corti. 4. Autobiographic Sketches, I, p. 38 ; éditions José Corti, 1994. 99 'Jh ornas de Quincey et Kant Joseph Scalier, clans l'Introduction a ses Annotations sur Maintins, insiste, tie manière très appropriée, sur la distinction entre barbare loqui et incondite loqui. Telle était précisément la dillerence entre Woll (celui qui systématisa Leibniz) el Kant. On peut dire que Wolf qui, à l'époque de notre Reine Anne, écrivait dans une diction hybride et disparate, faite d'allemand, de français et île latin, écrivait barbare: Kanl cent incondite, c'est-à-dire sans composition ni assimilation (digestion). Friedrich Schlegel, qui tramait éternellement de taux raffinements, représente le style de Kant comme le produit d'un système délibéré et comme le résultat de peines infinies. Rien ne peut être moins vrai ; une simple insouciance et inattention, combinée avec une plénitude de pensée, elle-même coniondue dans le tumulte de sa décharge, rend compte de tout ce qui distingue son style. On dit que Kant jalousait la réputation de Leibniz (...). Le style philosophique de Leibniz est excellent ; à des sujets déjà difficiles en eux-mêmes, il n'apporte aucune difficulté langagière supplémentaire, lin fail. Leibniz avail vécu trop long temps a Paris pour cela. La prolixité et l'involution allemandes sont inévitablement élaguées par la confrontation avec les modèles français \ Toutefois, la louange du « style français » de Leibniz est ironique car l'« involution » du style — caractéristique de la pensée en langue allemande — n'est précisément pas condamnable. La pensée «all emande » est en effet !'« involution » de la langue elle-même ; et c'est ce qui détermine chez De Quincey la nature et l'appartenance criticiste 6 du style de la pensée elle-même. C'est bien là ce qui peut sembler étrange — cette approche reste classique, elle se fait dans les termes de l'opposition de la manière et de la signification. Tout se passe comme si, au bout du compte, la pensée de Kant n 'était pas fondamentalement en jeu dans son texte. Qu'est-ce donc qui légitime ainsi la critique de De Quincey à faire fonds sur la séparation de l'intellect et le durcissement d'une pers pective allégorique toujours dénoncée par ailleurs ? Comment se fait-il que l'involution kantienne soit condamnée au nom d'une écriture ou I' involution de la pensée dans sa délivrance (ou sa ciictio) demeure elle-même inévitable ' Pour De Quincey, le cas de Kant est unique : la sobriété et l'exactitude de la pensée s'associent étrangement au refus « tumul tueux » de ce qui rend une parole vivante, au style incommunicable de la tournure kantienne de la prose. De Quincey ne critique pas la complexité du choix des mots, car la terminologie kantienne est, selon lui, intouchable, mais la phrase en général, et notamment l'absence de la période qui permet de donner voix et souffle, de faire apparaître dans un ordre audible, compréhensible et rythmique c'est-à-dire littéral, tous les termes du raisonnement. Kant n'a pas compris ce que pouvait être l'élément de la religion romantique du texte, c'est-à-dire ce qui, par le texte, devait « lier ensemble » (religa- rejen rythmant l'action même de la communication. À la limite, Kant aurait pu affirmer : (...) mon livre est écrit dans un style si dégoûtant (...) que je suis enclin à S. De Quincey, "Kant in his Miscellaneous assays*, A& C Black, XII, pp. 312-313. i dans ia iheoiic quinte y ci me ue leuuuie. 100 Réflexions critiques 2. L'AMBIVALENCE DE LA POSITION THÉORIQUE DE DE QUINCEY 2. 1 . Posit iuité de Kant penser que très peu de personnes pourront en lire une vingtaine de pages sans trouver qu'il agit sur eux comme un hémétique ; auquel cas, on pourra peut-être le considérer comme un livre qui n'est pas écrit, ou qui s'est annulé soi-même 7. L'obscurité naît de l'absence de rhétorique, non de son excès, ni d'une indéfinition des concepts : Loin de voir trop indistinctement, comme dans le cas d'une obscurité embrouillée, leur défaut est précisément inverse : ils voient trop clairement et s'imaginent que les autres voient aussi clairement qu'eux-mêmes. Telle était, sans la moindre nuance ou teinte de confusion l'obscurité de Kant 8. Lorsque De Quincey se débat avec le « style illisible » de Kant, il lutte contre un texte qui justement avait tout pour être classique, mais qui est mort-né de n'avoir pu être publié ou décemment communiq ué. Le problème qui se pose ici à la théorie romantique d'un De Quincey, c'est que l'existence même du texte de Kant vient contre dire l'écriture symbolique du romantisme coleridgien. Dans cette attaque contre le style de Kant, tout se passe en effet comme si le texte du philosophe venait apporter un démenti à la théorie colerid- gienne de l'apparition ou de la parution symbolique. La prise en compte de la Crise kantienne dans la Crise de l'ait — crise dont l'opium, comme artifice technique et comme substance naturelle, constitue l'allégorie — contraignait objectivement à la désidéalisation de la philosophie coleridgienne, en interdisant au texte littéraire de se déployer dans l'espace de l'intuition intellectuelle. En échouant dans la matérialité muette de son absence de construction stylistique, dès lors qu'il ne parvient pas à symboliser ou à présenter non tant un message, mais lui même en tant que totalité esthétique, le « style barbare » de Kant est nécessairement anti idéaliste. La position de De Quincey consiste dans un premier temps à opposer l'esthétique littéraire et la philosophie kantienne. Toutefois, une fois au moins, De Quincey aura tenté de démontrer la cohésion de la philosophie kantienne dans ses Autobiographie Sketches9. Tout un pan de la théorie de De Quincey vise à replacer la pensée kantienne dans le mouvement de constitution du symbole romanti que comme critère et lisibilité (= Style) de l'expérience humaine. De Quincey attribue deux mérites à la philosophie kantienne : Premièrement, son harmonie avec la mathématique, et le fait que, par sa doctrine de l'espace, elle a pour la première fois appliqué la philosophie à la nature de la preuve géométrique ; deuxièmement, le fait que, par sa doctrine des catégories, elle a rempli le grand hiatus présent dans tous les 7. 'Kant in his Miscellaneous Essays -. A & C Black, XII, p. 330. 8. "Language ■>, A & C Black, IX, p. 49. Voir Kleist sur la confusion de pensées <■ trop claires » de n'être que des pensées sans discours (voir infra, op. cit., pp. 49-50). 9. Voir Masson, II, pp. 80-109. 101 Thomas de Quincey et Kant schemes de l'entendement humain depuis Platon. Tout le reste, avec une réserve sur la partie qui concerne la raison pratique (ou la volonté), est d'une valeur plus discutable... 1() De Quincey voulait situer l'importance de Kant et de la philoso phie transcendantale dans l'Angleterre de son époque, et l'insistance sur la question des principes des uploads/Philosophie/ 1785-1859-thomas-de-quincey-sur-le-style-transcendantal-de-kant 1 .pdf

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